L’empire de la nuit dans le clavecin baroque allemand
Ich schlief, da traümte mir. Pièces de Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788), Wilhelm Friedemann Bach (1710-1784), Christoph Graupner (1683-1760), Johann Kaspar Fischer (1656-1746), Johann Sebastian Bach (1685-1750), Johann Kuhnau (1660-1722), Johann Balthasar Kehl (1725-1778). Anne Marie Dragosits, clavecin. Livret en français, anglais, allemand. Septembre 2020. TT 64’58. L’Encelade ECL 2002
Après un CD Le clavecin mythologique gravé pour le même label voilà trois ans, qui courtisait le jardin français, Anne Marie Dragosits nous revient avec un autre album à thème, germanique cette fois : « un voyage au cœur de la nuit, en compagnie du répertoire baroque allemand pour clavecin, qui évoque de différentes manières le sommeil, le rêve et l’éveil ». Un voyage tantôt explicite tantôt auquel la claveciniste associe ses propres intuitions, le complétant au besoin par quelques pièces qui servent son projet. La famille Bach y est bien représentée. Le titre (qu’on traduirait « je dormais quand je me mis à rêver ») provient des Variations de Carl Philipp Emanuel sur un poème anonyme et galant voire érotique, qui se conclut par l’évitement de la bien-aimée.
Mais le programme débute, tirée des Petites Pièces Wq 117 du même fils, par La Stahl où Anne Marie Dragosits imagine un « défilé des dieux du rêve », puis La mémoire raisonnée, en intercalant le cantique An den Schlaf arrangé par ses bons soins. Avouons que le parcours froisse parfois la biologie, puisque Le Réveille Falck 27 de Wilhelm Friedemann précède le Sommeille que Christoph Graupner inclut dans sa partita Februarius GWV 110 (une autre pièce homonyme du même compositeur conclura le récital). La nuit n’est certes pas toujours de tout repos, ainsi que l’illustre la Fantaisie en do mineur Falck 15, avec ses galanteries et ses tourments typiques de l’Empfindsamkeit et du Sturm und Drang.
L’empire nocturne est aussi celui des astres qui nous apparaissent quand le soleil dort. L’occasion d’inviter quelques pages patronnées par Uranie (Toccata, Sarabande, Passacaglia) de la Suite que Johann Kaspar Fischer dédia à la muse céleste. L’étoile du matin luit avec le choral Wie schon leuchtet der Morgenstern de Johann Balthasar Kehl. Le sommeil métaphorise aussi l’affaissement des sens, voire la mort. L’appel du caveau est invoqué par le Komm süsser Tod de Johann Sebastian Bach (Schemelli Musicalisches Gesangbuch), transcrit par l’interprète. L’ombre de la Faucheuse s’immisce aussi par la prophétie d’Esaïe au roi Ézéchias, extraite des Sonates bibliques de Johann Kuhnau (Hiskia agonizzante e risanato).
Hormis la lune qui appartiendra au romantisme, cette anthologie épuise-t-elle le matériau potentiel ? Les Variations Goldberg et la légende du comte insomniaque auraient-elles mérité mention par leur contexte, sinon par leur traitement ? Parallèle freudien entre le royaume d’Hadès et l’inconscient qui s’exprime dans l’activité onirique : l’antre obscur des enfers aurait constitué un intéressant prolongement thématique mais il ne semble pas que la littérature pour clavecin se soit penchée sur la catabase. Morphée mais pas d’Orphée.
Les pistes explorées par ce récital sont suffisamment fertiles et rassasiantes. D’autant qu’elles s’exploitent sur le célèbre Christian Zell (1728) de Hambourg dont le livret vante les qualités bien connues de ses deux claviers : « l’inférieur est rond et chantant, le supérieur très clair et nasal ». Ces somptueuses sonorités se renouvellent à l’envi et se prêtent aux divers univers et genres ici traversés : le délicieux dialogue luthé dans l’extrait du Montaliche Clavier-Früchte de Graupner, le rayonnement de la Passacaille de Fischer, l’exubérance de la Fantasia… Saurait-on concevoir meilleur guide qu’Anne Marie Dragosits, tant pour la virtuosité que le style ? Son toucher est d’une éloquence, d’une suggestivité qui rappellent combien le clavecin est un instrument charnel, tactile. Anne Marie Dragosits efface tout obstacle entre le geste et ce qu’il inspire, honorant ce que Gaston Bachelard disait de la main qui « aide à connaître la matière dans son intimité. Elle aide donc à la rêver. »
Son : 9 – Livret : 9 – Répertoire : 9 – Interprétation : 10
Christophe Steyne