Les grandes cités pianistiques de la vie d’Alexandre Tansman

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Alexandre Tansman (1897-1986) : Danse de la sorcière ; La Grande Ville ; Sonate pour deux pianos ; Sérénade op. 3 ; Fantaisie sur des valses de Johann Strauss. Duo Baayon. 2021. Notice en anglais, en allemand et en polonais. 52.11. Dux 1842.

Né à Lodz dans une famille juive aisée, Alexandre Tansman étudie dans sa ville natale, puis à Varsovie où, en plus de la musique, il apprend le droit et la philosophie. Il est à Paris dès 1919, y rencontre Maurice Ravel qui l’influence. Excellent pianiste (il sera aussi chef d’orchestre), il est vite reconnu et devient un ami du Groupe des Six. Il se produit avec succès aux Etats-Unis en 1927, puis dans toute l’Europe avant une tournée en Extrême-Orient. Il épouse en 1937 Colette Cras (1909-1953), la fille du compositeur et contre-amiral Jean Cras. Tansman va former un duo avec son épouse, elle aussi pianiste de talent (elle a créé le Concerto pour piano de son père en 1932, sous la direction d’Ingelbrecht). Installé à Paris pendant l’entre-deux-guerres, il fait partie de l’Ecole de Paris où l’on retrouve des compositeurs de l’Europe centrale fixés dans la capitale, comme Mihalovici, Tcherepnine ou Martinú. Il obtient la nationalité française en 1938. Contraint de se replier à Nice lorsque la France est occupée, il s’exile aux Etats-Unis pour échapper aux nazis et s’adonne à de la musique pour le cinéma. Il ne reviendra en France qu’en 1946, et s’y fixera définitivement. Le catalogue de Tansman est impressionnant. On y relève plus de 300 œuvres : musique de scène, ballets, pages orchestrales dont sept symphonies, musique vocale, de chambre et pour le piano. Il est aussi l’auteur d’un gros ouvrage sur Igor Strawinsky, publié à Paris chez Amiot-Dumont en 1948.

Ce CD se présente comme un voyage au cours duquel le mélomane accompagne le compositeur dans quelques villes emblématiques de son parcours artistique. Comme le précise la notice, Tansman a donné des concerts dans des lieux aussi variés que Hawaii ou la Chine, les Philippines ou l’Indonésie, l’Egypte ou Israël. Il a rencontré Gandhi à Bombay et l’Empereur Hirohito au Japon. On peut le qualifier à juste titre de « grand voyageur ». A l’intention de son épouse trop tôt disparue (à 44 ans) et pour se produire avec elle, il a composé une série de pages pour deux pianos ou pour quatre mains. Le programme débute par la Danse de la sorcière, poème symphonique de 1924 inspiré du style de Strawinsky. Tansman a réalisé deux courts arrangements de cette œuvre, l’un pour piano et quintette à vents, l’autre pour deux pianos, dédié au critique Roland-Manuel. C’est cette version que l’on entend ici, riche d’une vitalité rythmique et de basses obstinées. En 1927, à New York, Tansman découvre Gershwin et approfondit le jazz qui l’attirait déjà en Europe. Dans les années 1930, il écrit plusieurs pièces avec le jazz comme support, dont la ballet La Grande Ville, à tendance sociale et expressionniste. Les trois parties transcrites pour deux pianos racontent les espoirs amoureux d’une jeune fille. Elle va se laisser envoûter par un jeune libertin qui l’entraînera dans des dancings ; la solitude sera au bout de l’aventure. Au cours de ces dix minutes, Tansman crée une atmosphère typique du jazz américain, très rythmée et chaloupée, le charleston s’invitant même dans le morceau final.

La Sonate pour deux pianos en quatre mouvements date de 1941, lorsque la famille Tansman s’installe à Nice pour échapper à l’occupant allemand. L’œuvre, alors dédiée aux deux filles du compositeur, ne sera éditée que cinquante ans plus tard. Ici aussi, le jazz est actif dès le premier mouvement, avec deux rythmes différents, un andante et un allegro. C’est très ludique. L’Adagio qui suit est à la fois mélancolique et lyrique, avant un Molto vivace dont on perçoit le mouvement perpétuel. La sonate s’achève par un final dramatique. Tout au long de cette partition de près de dix-huit minutes, on ne peut s’empêcher de penser à la période que vit Tansman, installé avec les siens dans des conditions d’habitation difficiles (la famille vit dans une chambre sans salle de bains), dans l’attente d’un départ. Cette angoisse apparait souvent dans des accords dissonants, au sein desquels les deux pianos se répondent et se complètent dans des appels déchirants et pleins d’incertitudes. La Sérénade n°3 de 1943 révèle une autre dimension : la famille est maintenant à l’abri aux Etats-Unis. Les quatre mouvements de courte durée s’en ressentent : le tout baigne dans un néoclassicisme léger et touchant, avec un Notturno rêveur et mystérieux. C’est la ville de Los Angeles qui fait ici référence : Hollywood va bientôt faire appel à Tansman pour de la musique de film. 

Le programme s’achève par un rappel de l’attrait éprouvé depuis son enfance par l’éclectique compositeur pour Vienne et sa musique légère. Pour illustrer cette cité, les interprètes jouent la Fantaisie sur des valses de Johann Strauss. On y reconnaîtra aisément le rappel de la Valse de l’Empereur mélangé à d’autres inspirations straussiennes, dans un contexte de simplicité mélodique et de fine élégance, bien dans l’esprit de l’immortel maître du genre.

Le présent album met en évidence Pawel Motyczynksi (°1989) et son épouse Dorota (°1990). Leur rencontre se décline elle aussi à travers trois cités : Varsovie, pour commencer, où ils se sont connus lors d’un concours international. Leur Duo Baayon a été fondé dans la foulée en 2015. C’est ensuite Katowice, où le couple s’est perfectionné en musique de chambre avant de connaître ses premiers succès lors de compétitions à Rome, Cracovie, Narva et Budapest. La ville portuaire de Rostock, enfin, symbolise le grand début de leur carrière internationale en tant que duo. Depuis lors, ils ont consacré deux CD à de la musique pour deux pianos et à quatre mains, notamment de Clementi, Debussy et Rachmaninov. Tous deux montrent leur complicité avec la musique de Tansman, dont ils dévoilent les diverses facettes avec une vraie ferveur. Leur programme recoupe en partie celui du duo D’Accord (SWR, 2018) et celui que Diane Andersen et Daniel Blumenthal ont proposé en 1997 pour le label Arcobaleno, où l’on trouvait la Danse de la sorcière, La Grande Ville et la Sonate

Son : 9  Notice : 8  Répertoire : 9  Interprétation : 9

Jean Lacroix

 

          

 

  



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