Clavier bien Tempéré : Andreas Staier, attendu et déroutant

par

Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Das Wohltemperierte Klavier, Teil 2 BWV 870-893. Andreas Staier, clavecin. Livret en français, anglais, allemand. Juin-juillet 2020. TT 67’59 + 71’46. Harmonia Mundi. HMM 902682.83

La discographie Bach d’Andreas Staier s’amorça voilà plus de trente ans : « Clavierfantasien » (DHM, 1988), Clavierübungen (DHM, 1993), transcription de Sonates (Teldec, 1997), « Frühwerke » (HM, 2006), Variations Goldberg (HM, 2009). Toujours pas de Suites anglaises ou Suites françaises à ce catalogue, mais le grand claviériste allemand vient enfin d’enregistrer un monument de l’œuvre du Cantor et de la musique occidentale. Les mois de confinement imposés par la crise épidémique permirent à l’artiste de s’isoler et travailler sur les deux cycles de Wohltemperiertes Klavier dont le second Livre est le premier à nous parvenir. La parution du Teil I va suivre et l’on s’en réjouit tant nous enthousiasme la présente livraison.

Depuis ses trois prodigieux CDs Scarlatti, on ne vante plus la virtuosité, la précision, la netteté du jeu de Staier. Le récital « Hamburg 1734 » (HM, 2005) offrit une éclatante démonstration de puissance et de théâtralité, sur un clavecin copié de Hieronymus Albrecht Haas « dont l’idéal s’inspire de la variété et de l’ampleur des jeux d’un orgue ! » indiquait le verso de la pochette. Nous retrouvons ici ce poids lourd, et l’on ne s’étonne donc pas de la registration en plenum qui assaille le couple liminaire en ut majeur. Même vigueur pour le Prélude en ré majeur, la Fugue en mi bémol majeur (quelle puissance mais aussi quel galbe !). La robustesse de main gauche est l’arcasse qui rigidifie la propulsion rythmique, élancée avec l’infaillibilité d’une roue à rochet. Cette interprétation solidement charpentée sait aussi s’accorder les nécessaires concentrations (Fugue en ré dièse mineur), s’assurer une sobre conduite (Prélude en mi majeur), et ouvrir des espaces de méditation (le binôme en fa dièse mineur, qui sans sortir des rails s’aère d’une subtile agogique).

La profusion quasiment orchestrale de la palette s’avère propice à l’invention (le nasillement du Prélude en la majeur) voire à la licence : l’inhabituelle distribution octaviée des tessitures à la main droite dans les reprises du Prélude en la mineur. Ce contraste interventionniste souligne ingénieusement l’étrangeté de ce BWV 889, ainsi serti dans un clair-obscur quasi caravagesque. Pour ne rien dire des mélanges en creux du Prélude en sol mineur, résonnant comme un insolite halo sur le sépulcre. Mentionnons quelques moments (par exemple Fugue en mi majeur, 1’54-) où ces sessions réalisées au Teldex Studio de Berlin semblent parasités par de sourds bruits exogènes au plateau : circulation automobile perçue par des fenêtres ouvertes en raison du renouvellement d’air ? Rien de rédhibitoire, ces scories sont rares et ne s’entendront que sur certains systèmes hifi à large spectre.

Même dans les pages éthérées comme la Fugue en sol dièse mineur, la fièvre couve sous la braise. Par la verve de sa caractérisation et ses couleurs pressées au tube, la perspective de Staier nous emmène loin du in medio stat virtus et des diaphanes élégances de Kenneth Gilbert, capté voilà quarante ans (Archiv). Mais cet art funambule nous rapproche de témoignages plus anciens encore : on songe souvent à la puissance visionnaire de Ralph Kirkpatrick. Cette captivante exégèse n’est pas exempte de pose, de tours de passe-passe où la naïveté de formes nettes jusqu’à l’hyperréalisme se dispute à l’imaginaire le plus troublant. La Fugue en si bémol mineur, quel maquis du bizarre ! Et combien voraces ses plantes carnivores. Voici un Clavier bien Tempéré entre corne d’abondance et lampe d’Aladin. Il pose ses tréteaux et nargue par son incessante invention (la Fugue en la mineur, hirsute, osée en numéro de bateleur !), jamais là où l’on l’attendrait. Sa poétique reste insondable, et toujours prompte à surprendre sur sa piste aux étoiles. L’ultime diptyque en si mineur ne nous embarquera pas pour Cythère ; qui sait où il nous mène ? Plutôt que ce Jardin de fleurs indiennes de Paul Klee qui rougeoie la couverture de l’album, du même peintre n’aurait-on mieux choisi le Cirque ambulant ? 

Son : 8,5 – Livret : 8 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

 

 

 



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