Les Partitas de Bach avec l’énergie très personnelle de Rachel Kolly

par

Jean-Sébastien Bach (1685-1750) : Les 3 Partitas pour violon seul. Rachel Kolly, violon. 2020. 71’21. Livret en français et en anglais. 1 CD IndéSens INDE141.

C'est avec l’album « Passion Ysaÿe », avec ses Six Sonates pour violon seul, gravé pour Warner en 2010, que la talentueuse violoniste suisse Rachel Kolly d’Alba (ou Rachel Kolly tout court) a attiré l’attention internationale. Sa sonorité d'une pureté confondante, grâce à un archet incisif et léger, et à une justesse immaculée, faisaient immédiatement tendre l’oreille. Nous avions l’impression qu’elle nous emmenait dans ses rêves.

Puis ce furent, les deux années suivantes, et toujours pour Warner, deux albums avec orchestre. D'abord « French Impressions », avec des œuvres de Saint-Saëns, Ravel, Chausson et Ysaÿe à nouveau. Puis « American Serenade », consacré à Gershwin, Bernstein et Waxman. Elle y montrait un tempérament sans esbroufe, tout en prenant le temps de mettre en valeur les passages les plus expressifs. Et puis, toujours cette sonorité chaleureuse, très présente même dans les nuances les plus douces.

Nous la retrouvons en 2015, cette fois pour Aparté et en musique de chambre, avec « Fin de siècle ». Au programme, la Sonate pour violon et piano de Franck et le Concert pour violon, piano et quatuor à cordes de Chausson, intenses et enflammés.

C’est en 2017 qu’elle se rapproche d’IndéSens. Pour son premier enregistrement, elle choisit deux sonates relativement rares : celles de Strauss et de Lekeu. Crescendo-Magazine en a fait l’éloge, relevant chez elle « une technique à toute épreuve bien sûr, mais, surtout, une qualité de son, une palette de couleurs, une sensualité des timbres, une respiration, une expression de la passion qui lui sont propres. »

Et voilà qu’elle s’attaque au Graal de la littérature pour violon seul : les Trois Partitas de Bach. En attendant les Trois Sonates ? Nous n’en sommes pas encore là. Mais nous y serions très favorables, tant cette série est engageante. Certes, l’enjeu n’est pas le même. Les Partitas sont des suites de danses, et l’on n’y trouve pas, entre autres, les redoutables fugues des Sonates. Pour autant, il faut de l’assurance pour les proposer au disque, tant la concurrence a mis la barre très haut. Et puis, c’est dans l’une d’elles qu’il y a la monumentale Chaconne...

Dans le très intéressant et très personnel texte de présentation, Rachel Kolly évoque les trois années d’une période douloureuse de sa vie pendant lesquelles elle a joué Bach quotidiennement. Quel autre compositeur a cette vertu d’une manière aussi puissante ? Bach est au musicien ce que la prière est au croyant. Les interprètes qui ont ressenti ce besoin à un moment ou à un autre (et ils sont nombreux) ne souffrent plus jamais de solitude. Nous ne pouvons que souhaiter à Rachel Kolly de faire fructifier cette expérience, acquise dans la souffrance certes, mais qui va donner à la formidable interprète qu’elle est déjà une dimension supérieure.

Sur le plan technique, elle parle aussi, longuement, de sa conception du vibrato dans ces œuvres. De fait, le résultat est remarquable de ce point de vue : ni constant comme des générations entières de violonistes ont appris, ni quasi inexistant comme faisaient les premiers baroqueux, mais vraiment à sa manière, d’une maîtrise qui découle de choix absolument volontaires. Un autre aspect nous saute aux oreilles : l’ornementation, qu’elle sait rendre originale et variée, surprenante parfois. On sent que pour arriver à ce résultat elle a fait une synthèse de différents styles musicaux. Nous sommes au-delà, ou en-deçà de l’« historiquement informé », et c’est tant mieux !

La particularité de la Première Partita est que chaque mouvement est suivi de son Double, sorte de variation en diminution, donc plus rapide, mais qui conserve le schéma harmonique. Rachel Kolly l’enchaîne systématiquement avec la danse qui précède. L’Allemande est très aérée, et les rythmes pointés particulièrement accentués, ce qui donne une impression de légèreté, mais avec quelques à-coups ; des liaisons deux en deux bien marquées rendent le Double bien balancé. Il y de très fréquentes variations dynamiques dans la Courante , et son Double est rapide, tout en « sautillé » (l’archet rebondit sur la corde pour chaque note), avec quelques ralentis surprises. La Sarabande est douce et sereine, avec la plupart des accords arpégés, ce qui enlève le côté pesant ; le Double est dans la même dynamique calme. Il s’enchaîne à la Bourrée, plus bondissante que rustique ; le passage au Double est à peine perceptible, et la Partita se termine dans cet esprit plein de vitalité.

La Deuxième Partita est celle de la célèbre Chaconne qui la clôt. Avant, Rachel Kolly nous propose une Allemande solide mais plusieurs fois allégée, qui s'enchaîne à une Courante vivace et tourbillonnante. Puis c'est une Sarabande superbe d'intériorité, sans aucune lourdeur mais qui au contraire s'élève vers du rêve, suivie d'une Gigue aussi joueuse que joyeuse. Et enfin, donc, l'immense Chaconne, peut-être la plus grande œuvre pour violon seul. Cette fois, l'interprète ne refuse pas une certaine solennité, même si le discours s'allège volontiers dans plusieurs variations. La structure harmonique est nettement privilégiée, au risque que certaines notes soient peu audibles. Dans les bariolages, qui correspondent à des moments où la tension monte peu à peu, la variété de la technique d'archet est spectaculaire. Dans l’ensemble, nous sommes davantage dans un long récit aux multiples rebondissements que dans une immense prière introspective, et ce récit est véritablement captivant. Nous en sortons quelque peu sonnés, presque enivrés, mais réjouis.

Outre qu'après une telle intensité il est difficile de revenir sur terre, cet enchaînement de tonalités ne se fait pas sans heurts... Un autre ordre possible aurait été Partita 3 (mi majeur), 1 (si mineur) et 2 (ré mineur). Le CD se serait terminé par la Chaconne, qui a indubitablement quelque chose de définitif, et aurait commencé de façon incisive et lumineuse.

Cette Troisième Partita est en effet la plus immédiate, la plus claire, la plus dansante. Et Rachel Kolly l'aborde avec un Prélude vitaminé et fantasque à souhait. Suit une Loure inhabituellement haletante, avec son rythme que la violoniste surpointe (ce qui ne fera pas l'unanimité), enchaînée à une Gavotte bondissante et ludique. Les danses qui suivent (Menuets, Bourrée et Gigue) sont dans la même veine.

La sonorité de Rachel Kolly est parfois aérienne, dans les passages les plus calmes, mais elle est le plus souvent dense, même avec un archet particulièrement léger et bondissant. Et elle met dans tout cela une énergie qui n’appartient qu’à elle. Elle a, de ces œuvres que tous les violonistes jouent, une vision très personnelle et sa réalisation est particulièrement réussie.

Son : 10 – Livret : 10 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Pierre Carrive

 

 

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