Deux enregistrements saluent le destin tragique d’Alexey Stanchinsky

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Alexey Stanchinsky (1888-1914) : Œuvres pour piano. Sonate en mi bémol mineur ; Nocturne ; Trois Préludes ; Cinq Préludes ; Trois Chansons sans paroles ; Mazurkas en ré bémol majeur et en sol dièse mineur ; Larmes ; Variations ; Trois Pièces ; Douze Pièces. Peter Jablonski, piano. 2020. Notice en anglais. 73.46. Ondine ODE 1383-2.

Alexey Stanchinsky (1888-1914) : Un voyage dans l’abîme. Humoresque ; Mazurkas en ré bémol majeur et en sol dièse mineur ; Nocturne ; Trois Préludes ; Sonate en mi bémol mineur ; Prélude sur le mode lydien ; Canon ; Prélude et Fugue ; Quatre Canon-Préludes. Witold Wilczek, piano. 2020. Notice en polonais et en anglais.56.27. Dux 1559. 

Les hasards de l’édition discographique font parfois bien les choses. Deux publications consacrées à l’œuvre pianistique du Russe Alexey Stanchinsky, décédé à l’âge de 26 ans, paraissent simultanément, avec des programmes qui se recoupent en partie. Ils nous permettent de prendre la dimension d’un tempérament musical plus que prometteur qu’un destin tragique a fait disparaître trop tôt. Dans son ouvrage La musique du XXe siècle en Russie et dans les anciennes républiques soviétiques, Frans C. Lemaire ne consacre que cinq lignes à Stanchinsky : Ce jeune musicien aurait pu prolonger de façon originale les innovations pianistiques de Scriabine qui admirait son talent. Mais il souffrait d’hallucinations schizophréniques et périt à vingt-six ans, noyé […], dans des conditions mystérieuses. (Paris, Fayard, 1994, p. 32-33). Stanchinsky n’a par contre pas trouvé grâce aux yeux des auteurs du Dictionnaire biographique des musiciens de Baker-Slonimsky : son nom n’y figure pas. Les notices des deux nouveaux CD Ondine et Dux nous en apprennent bien davantage. 

Né en 1888 à Obolsunovo, à un peu plus de 250 kilomètres au nord-est de Moscou, le jeune Alexey montre très tôt des dispositions pour la musique, reçoit quelques leçons de sa mère qui joue du piano, compose et se produit dès ses six ans. Les occupations professionnelles de son père, ingénieur chimiste, entraînent plusieurs déménagements. Conscients de ses dons, ses parents le poussent à poursuivre sa formation, tout d’abord par des cours privés à Moscou, notamment avec Joseph Lhevinne qui a été le condisciple de Scriabine et de Rachmaninov. En 1907, Stanchinsky est admis au Conservatoire de Moscou sur la recommandation d’Alexandre Gretchaninov, étudie le piano avec Konstantin Igoumnov, la composition avec Nikolaï Zhilayev (qui sera assassiné par le régime stalinien), et le contrepoint avec Sergueï Taneïev qui estime le talent de son élève inhabituel et rare. Taneïev lui fait rencontrer Tolstoï devant lequel le jeune homme joue ses propres compositions. Stanchinsky fait aussi la connaissance de Scriabine qui constate en lui une évolution créative fulgurante. Mais les premiers symptômes de déséquilibre apparaissent, suite à des événements douloureux : la disparition de son père en 1910, et le refus de mariage que lui oppose la famille de la jeune femme qu’il aime, Elena Bay, enceinte de lui. Le jeune compositeur sombre dans la dépression et fait des séjours en clinique pour soigner des problèmes neurologiques. De désespoir, il détruit une partie de ses partitions. Une accalmie lui permet de reprendre ses activités ; grâce à Taneïev, il donne un concert de ses propres compositions à Moscou en 1914, à l’issue duquel la critique le considère comme original et très talentueux. En septembre de la même année, il tente de rendre secrètement visite à Elena. Pour cela, il doit franchir l’eau glacée d’une rivière. On retrouvera son corps le lendemain matin à plusieurs kilomètres de là : il a succombé à une crise cardiaque.

Alexeï Stanchinsky laisse un petit nombre de compositions, presque exclusivement pour le piano. La notice Dux fait allusion à un possible Trio à clavier sur des airs populaires à la manière de Glinka, et à l’une ou l’autre mélodie. Quoiqu’il en soit, son catalogue est court, et la plupart des pièces pour le clavier sont de brève durée, ne dépassant jamais les cinq minutes, en dehors de la Sonate en mi bémol mineur qui date de 1906. Cette partition de ses dix-huit ans, écrite en un mouvement qui s’étale sur un peu plus de dix minutes, alterne les aspects déclamatoires, tempétueux, spontanés, expansifs, mais s’inscrit aussi dans le contexte d’une tension permanente, avec des octaves enlevées et une palette de couleurs très riche. C’est avec elle que Jablonski ouvre son programme. Ce choix n’est pas anodin pour l’auditeur car il est tout de suite mis en présence d’un langage qui est le reflet de la fin d’un romantisme dominateur, mais qui s’apparente déjà à Scriabine par sa créativité naturelle et sa maîtrise polyphonique. La liberté de style, le rythme, les textures sont à l’image d’un jeune compositeur qui se cherche à travers un indiscutable potentiel. Jablonski joue avec ampleur et dessine les timbres comme s’il les créait. Il tisse ainsi un lien avec son précédent CD Ondine qui proposait des Mazurkas de Scriabine (nous l’avons recensé dans ces colonnes en avril 2020). Les autres pièces choisies pour ce panorama stanchinskien couvre les années 1903 (Trois Chants sans paroles délicatement lyriques) à 1913 (les deux ensembles de trois, puis cinq Pièces, des miniatures fluides et fugaces au sujet desquelles Prokofiev et Miaskowsky écrivirent des textes critiques élogieux). Le reste du programme permet à l’auditeur de savourer un Nocturne aux fortes émotions, des Préludes expressifs teintés d’impressionnisme, écrits à quinze ans, deux Mazurkas qui se souviennent de Chopin et des Larmes de 1906 : sur un air populaire, elles coulent en deux minutes émouvantes, comme en préfiguration d’un futur bien douloureux.

Le programme de Witold Wilczek, nettement plus court (56 minutes, 16 plages) que celui de Jablonski (73 minutes, 32 plages), est similaire à ce dernier pour les deux Mazurkas, le Nocturne, Trois Préludes et la Sonate. Ce pianiste polonais, qui a fait sensation dans son pays en interprétant Chopin, adopte en général un tempo un peu plus rapide que celui de Jablonski ; la Sonate en souffre quelque peu en termes de clarté et de finesse de traits, mais l’engagement est impressionnant. Cette page essentielle est située au milieu du récital. Avant elle, les Mazurkas ont séduit par leurs élans colorés, le Nocturne par sa charge affective et les Trois Préludes par le rappel de Grieg, autre influence première de Stanchinsky. Wilczek oriente ensuite son programme vers d’autres pièces qui montrent l’attrait du compositeur pour des formes classiques (Prélude et Fugue) ou plus librement inventives (les quatre Canon-Preludes). D’autres facettes non négligeables…    

Avec ces disques Ondine et Dux, on ne parlera pas de découvertes sur le plan discographique. Stanchinsky a fait l’objet d’une série d’enregistrements par le passé : Daniel Blumenthal chez Marco Polo en 1994, Alexander Malkus en 2008 pour Mélodiya (un couplage avec Glinka), Nikolaï Fefilov pour Etcetera en 2014, ont proposé des programmes similaires à ceux des nouveaux CD, la Sonate occupant une place récurrente. En 2019, le label Grand Piano a confié à Olga Solovieva un premier volume de ce qui semble devoir être une (fatalement courte) intégrale. Mais les deux nouvelles gravures, en particulier celle de Jablonski, se placent à notre avis en tête des références. Elles ont été enregistrées à trois mois d’intervalle (mars 2020 en Pologne pour Wilczek, juin 2020 en Suède pour Jablonski) ; ici aussi, la prise de son laisse un léger avantage à Jablonski. 

CD Jablonski : Son : 9  Notice : 10  Répertoire : 9  Interprétation : 10

CD Wilczek : Son : 8  Notice : 9    Répertoire : 9  Interprétation : 9

Jean Lacroix

 

 

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