Matthias Goerne et Jan Lisiecki donnent  aux Lieder de Beethoven des lettres d’intime noblesse 

par

Ludwig van BEETHOVEN (1770-1827) : Lieder : Six Lieder op. 48 ; An die Hoffnung op. 32 ; Adelaide op. 46 ; An die Geliebte WoO 140 ; An die ferne Geliebte, op. 98 et sept autres lieder. Matthias Goerne, baryton ; Jan Lisiecki, piano. 2020. Livret en anglais et en allemand. Textes des lieder avec traduction anglaise. 69.13. Deutsche Grammophon 483 8351.

Bien sûr, il y a Hermann Prey, Fritz Wunderlich (un miraculeux opus 98, émotion à fleur de peau), Dietrich Fischer-Dieskau à plusieurs reprises (avec Gerald Moore, Jörg Demus, Karl Engel…), Olaf Bär, Dietrich Henschel, Werner Güra et quelques autres ; ils ont plus ou moins marqué la discographie, qui n’est pas mince, mais les Lieder de Beethoven, qui approchent la centaine et ont été composés tout au long de son existence, ne sont sans doute pas la part la mieux partagée de l’œuvre du Maître de Bonn. L’ombre de Schubert est peut-être trop proche… Pourtant, la plupart d’entre eux, dont un grand nombre ne porte pas de numéro d’opus, sont d’un réel intérêt : ils démontrent l’étendue des choix poétiques de Beethoven (il utilise des textes de maints écrivains allemands), mais ils précisent aussi les contours des aspirations profondes de leur auteur. Ils parlent abondamment de la nature, de considérations humanistes, de thèmes qui évoquent les sentiments de l’homme amoureux, de ses rêves, de ses espoirs, de ses déceptions… Certains commentateurs estiment que ces lieder manquent de souffle, que leur élan lyrique est limité, que la place accordée au piano montre que Beethoven est plus sensible à l’accompagnement qu’à la voix… Le récital que nous offrent Matthias Goerne et Jan Lisiecki en plein milieu de la célébration des 250 ans, contrariée par la crise sanitaire qui ralentit le monde musical, est là pour faire disparaître toute réticence car il unit en parfaite osmose la voix et l’instrument, en faisant d’eux des partenaires d’une attention mutuelle intense et d’une communion d’esprit confondante. Lorsque l’on fera le bilan de l’avalanche discographique de cet anniversaire, il est certain que ce disque apparaîtra comme l’un des jalons majeurs de « Beethoven 2020 ».

Au cœur d’un programme bien conçu, équilibré et dont l’intérêt ne faiblit pas une seconde, les six brefs Gellert-Lieder de l’opus 48 ont un caractère spirituel, voire religieux, qui se développe dans un contexte qui est aussi philosophique. Ils parlent de la miséricorde de Dieu, de l’amour du prochain, de la nature qui glorifie le créateur ou de la providence. Entamer le récital de cette manière est un coup de maître car, d’emblée, Goerne et Lisiecki affichent la couleur du dialogue qu’ils vont offrir pendant plus d’une heure de bonheur ; on est dans une communauté de cœur et d’âme, avec un baryton âgé de 53 ans et un jeune pianiste de 25 ans qui ressentent les mêmes émotions, traduisent les mêmes sentiments et vivent, au sens plein du terme, chacun des poèmes choisis. Cette impression de complicité profonde, d’intimité réciproque, va se confirmer au fil du temps, jusqu’aux six lieder qui clôturent le tout, l’opus 98, An die ferne Geliebte (« A la bien-aimée lointaine »), sur des textes de Alois Jeitteles. L’amour impossible se profile à travers les métaphores qui transposent la tristesse dans la nature à travers nuages, oiseaux, ruisseaux ou fleurs, vent et eau, jusqu’à l’aboutissement du sixième lied, appel déchirant au caractère sacré de l’amour et à la blessure qui demeure. Ici, la réciprocité entre la voix et le piano se manifestent autant dans les élans impulsifs de Goerne que dans cette fugacité avec laquelle Lisiecki enrobe les douleurs. C’est presque magnétique, tout comme le sont les cinq minutes poignantes d’Adelaide, romance-cantate sur un poème de Friedrich von Matthison ; l’idéalisation de la femme est portée au paroxysme dans le cadre d’une nature qui fait toute la place au panthéisme, avec une emphase mesurée qui renforce l’épanchement jusqu’à l’errance. C’est pathétique, mais c’est aussi infiniment humain. 

Le reste du récital serait à analyser page par page, chacune d’entre elles apportant à l’édifice une pierre de créativité que l’on ne pourra plus désormais mettre au second plan, car les deux artistes ici réunis ouvrent une interpellation sur l’âme beethovenienne, qu’il s’agisse du sublime chant de Resignation WoO 149 sur un texte de Paul Graf von Hauwitz, qui parle d’acceptation sans révolte, des deux An die Hoffnung op. 32 et op. 94, d’après Christian August Tiedge, où l’espérance apparaît, prenant même dans l’opus 94 une dimension universelle. On est séduit par le Maigesang op. 52/4 de Goethe, dans l’esprit du Volkslied, par le Wonne der Wehmut op. 83/1, toujours de Goethe, peut-être l’un des lieder les plus mélancoliques de Beethoven et parmi les plus réussis. Dans ces mouvements intérieurs du compositeur qui nous sont ainsi livrés avec pudeur, avec rigueur, mais aussi avec cette effusion discrète qui relève de la véritable intimité, on entre, grâce à l’absolue entente des deux partenaires, au plus profond des secrets de Beethoven. Lorsque le récital s’achève, sur le dernier lied Nimm sie hin denn, diese Lieder de l’opus 98, l’offrande finale en forme d’élan spirituel qui projette la voix dans l’espace rejoint le tout début du programme, ce premier moment de l’opus 48 qui est une prière ineffable. On touche l’infini du doigt à chaque seconde… Admirable, bouleversant et désormais prioritaire pour ce volet du corpus beethovenien.

Son : 10  Livret : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix 

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