Maurizio Pollini dans les hautes sphères du dernier Beethoven

par

Un récital de Maurizio Pollini toujours un événement. Et quand il y a, au programme, les trois dernières sonates pour piano de Beethoven, nous savons que l’événement ne peut être qu’exceptionnel.

Pollini est, à 77 ans, ce que l’on appelle communément un « monstre sacré du piano ». Il y a près de soixante ans, alors tout jeune homme, il gagnait le très prestigieux concours Chopin de Varsovie. Une carrière florissante s’ouvrait alors. Mais il décide de se retirer des salles de concert pour travailler, pendant plusieurs années, avec son compatriote Arturo Benedetti-Michelangeli dont l’exigence était légendaire. Le disciple en a hérité, et cette exigence est indiscutablement l’un de leurs points communs.

Le répertoire de Pollini n’est pas fantastiquement vaste. En concert, il s’astreint à ne jouer que les œuvres dont il sait qu’il ne se lassera pas. C’est pourquoi chacune de ses apparitions est un moment unique.

Dans ce répertoire, une particularité : la musique contemporaine. Et plutôt la musique d’avant-garde des années d’après-guerre que la musique plus confortable qui, de nos jours, a réussi à reconquérir un public. Que choisit-il pour son premier enregistrement pour Deutsche Grammophon, pour inaugurer un contrat exclusif qui court encore près d’un demi-siècle plus tard ? Stravinski, Prokofiev, Webern et Boulez ! Assez vite viendront Nono, Manzoni et Schoenberg. Et Pollini ne réserve pas cette musique aux studios d’enregistrements ; il la joue aussi en concert. Et pas seulement au début de sa carrière. Et pas seulement de courtes pièces de début de programme. À plus de soixante-dix ans, par exemple, il choisit, Salle Pleyel, Beethoven en première partie, et Stockhausen en seconde : le gigantesque Klavierstück X, dans lequel Pollini se jette corps et âme, avec un engagement physique et une concentration intellectuelle stupéfiants.

Beethoven, bien sûr, il le joue depuis toujours. Il a d’ailleurs enregistré les 32 sonates. Par étapes, sur plus de quarante ans. Et par lesquelles commence-t-il ? Les cinq dernières. Celles qui étaient incompréhensibles pour le public de Beethoven, qui font totalement éclater le genre, ouvrent des chemins absolument nouveaux, et font de Beethoven un compositeur éternellement contemporain.

Ce 21 novembre, à la Philharmonie de Paris, le piano occupe, seul, toute la scène. Pour d’autres récitals de piano, ici, il arrive qu’on installe une partie du public sur scène. Pas pour Pollini. Il aura son espace vital. Il n'est pas de ceux qui créent une complicité épidermique, grâce à une proximité physique avec son public. Son seul intermédiaire sera la musique.

Et son piano en sera l’outil. Sous la marque Steinway & Sons, on voit comme une signature manuscrite : Fabbrini. Il s’agit du facteur qui avait autrefois la confiance de l’intransigeant Michelangeli et qui, aujourd'hui, sait répondre aux désirs très précis de Pollini. Le maître et l’élève sont ainsi à nouveau réunis dans leur recherche de l’excellence sonore.

Pollini entre sur scène, un peu voûté, avec une démarche presque aérienne. Il s’assoit au piano. Ceux qui en sont restés à son enregistrement d’il y a plus de quarante ont dû être surpris, peut-être déçus même, au moins dans un premier temps. Les contrastes dynamiques sont moins accusés. Le côté percussif du piano n’est plus ; le son est plus rond. Les mouvements lents sont plus allants. Son Beethoven de jeune homme, conquérant, moderne, qui vous prenait autant à la gorge par sa brutalité qu’au cœur par sa sensibilité, a laissé la place à l’urgence du vieil homme : tout est plus ramassé, plus dense. Il y a bien quelques petits accidents, qui ne se produisent d'ailleurs pas toujours dans les passages les plus périlleux ; mais comment les éviter quand on prend autant de risques ? On reste cependant ébloui par la précision, la puissance, la richesse sonore, qui sont restées intactes. S’y est ajoutée une maîtrise intellectuelle encore plus aboutie.

Quand la toute dernière sonate se termine, on comprend pourquoi Thomas Mann en a parlé comme « l’adieu à la sonate ». On se dit que ce qui vient de se passer est stupéfiant. En une heure de musique, avec cette trilogie des opus 109, 110 et 111, écrite en moins de deux ans, on a été tellement bousculé, porté dans de telles sphères, qu’on se demande comment retrouver le monde réel. On n’imagine bien entendu aucun bis après le dernier accord en do majeur, le plus dénudé que l’on puisse concevoir, murmuré molto semplice...

C’est oublier que Beethoven n’en avait pas tout à fait fini avec le piano après ces 32 sonates. Il y eut, bien sûr, les monumentales Variations Diabelli, opus 120. Mais aussi deux séries de Bagatelles, opus 119 et 126. Pollini est donc revenu, et il nous a offert deux de ces ultimes œuvres pour piano de Beethoven, certes beaucoup moins spectaculaires que les sonates, et aussi plus confidentielles, mais qui ne manquent pas pour autant d’étonnantes surprises. Beethoven n’aurait certainement pas pu les écrire plus tôt. Et elles prouvent qu’il avait encore beaucoup à nous dire. Pollini aussi.

Crédits photographiques : York Christoph Riccius

Paris, Philharmonie, 21-11-2019

Pierre Carrive

Un commentaire

Laisser une réponse à VERDIER Annuler la réponse

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.