Musique chorale de Kaija Saariaho : un hommage imprévisible à la disparue

par

Reconnaissance. Kaija Saariaho (1952-2023) : Nuits, adieux, version pour quatre chanteurs et électronique, et version a cappella pour quatre solistes et chœur ; Horloge, tais-toi ! pour chœur féminin et piano ; Écho ! pour huit voix et électronique ; Tag des Jahrs, pour chœur mixte et électronique ; Überzeugung, pour trois voix féminines, crotales, violon et violoncelle ; Reconnaissance, pour chœur mixte, percussion et contrebasse. Timo Kurkikangas, électronique ; Anna Kuvaja, piano ; Ensemble Uusinta ; Chœur de chambre d’Helsinki, direction Nils Schweckendiek. 2022. Notice en anglais, en allemand et en français. Textes en langue originale, avec traduction anglaise. 81.53. BIS-2662. 

Cet album de pages chorales signées par Kaija Saariaho, décédée le 2 juin dernier, engendre une émotion profonde. La disparition, à 70 ans, de cette compositrice dont le nom s’inscrit au tout premier rang de la musique de notre temps, est un choc dont les effets n’ont pas cessé de se propager. Sur la pochette de cette nouveauté BIS, seule son année de naissance est indiquée. En toute logique, faut-il préciser, puisque les enregistrements ont été effectués dans l’église de Vihti, une cité du sud de la Finlande, du 22 au 25 août 2022 et le 20 octobre suivant, la finition du produit étant concrétisée avant le décès de Kaija Saariaho. Alors qu’elle n’est plus là depuis deux mois, la seule mention « 1952 », à côté de son nom, la rend encore vivante, comme si son existence se prolongeait dans la publication de ces partitions chorales, dont quatre d’entre elles font l’objet d’une première gravure mondiale.

L’émotion se prolonge dans la notice : la majeure partie est rédigée par Kaija Saariaho elle-même ; elle va nous accompagner au fil de notre texte. Par le biais de l’écriture, sa parole explicite sa démarche : Au sein d’un chœur, il peut y avoir dialogue ou fragmentation, les voix peuvent apparaître individuellement ou se fondre en un tout, le matériau peut être poétique, dramatique ou narratif : toute la gamme de l’expression verbale est disponible pour être tissée dans un ensemble multidimensionnel et hétérogène -ce qui n'est possible qu’en épousant et en élargissant la tradition de la polyphonie chorale. L’envoûtement sera le fil rouge du présent album. Il traverse les deux versions de Nuits, adieux, celle pour voix et électronique de 1991 qui ouvre le programme, et celle de 1996, a cappella, pour quatre solistes et chœur à huit voix, qui le clôture. Une page doublement sublime, d’une douzaine de minutes, sur des textes frémissants de Jacques Roubaud (« Échanges de la lumière », les nuits) et de Balzac (Séraphîta, les adieux). La compositrice évoquer cette commande de la WDR de Cologne : les nuits sont unies entre musique descriptive, un peu plus dynamique et comprennent des passages solos confiés à chaque chanteur. Les adieux sont toujours calmes, comme une berceuse, celle-ci étant destinée à une personne âgée qui s’endort hors de notre monde, et dédiée à la grand-mère de Saariaho. Au cours de dix brèves sections en alternance de nuits et d’adieux, on assiste à l’amplification et à la transformation des voix, le dépouillement étant encore plus marqué dans la pièce révisée. On lira en détails ce que dit Kaija Saariaho de ces textes immatériels qu’elle a choisis elle-même et au sein desquels les souvenirs s’entrelacent et se correspondent. 

C’est l’Allemand Friedrich Hölderlin (1770-1843) qui nourrit Tag des Jahrs (2001), quatre « saisons » poétiques que leur auteur, qui était aussi philosophe, avait affublées du pseudonyme mystérieux de Scardanelli et datées, dans son imaginaire classico-romantique, de périodes où il ne vivait pas. Cette composition pour chœur mixte et électronique, qui bénéficie d’un matériau sonore (qui) n’est pas seulement constitué de voix humaines, mais également de bruits d’oiseaux, de vent et d’autres bruits de la nature, est vue par la compositrice comme des instants fugaces très intenses, qui disparaissent ou se transforment. Elle associe ces vers au souvenir d’une personne proche, victime d’un accident cérébral qui l’a privée de notion de temps et d’espace. Une expérience d’un petit quart d’heure chargée d’une forte émotion, qui met l’auditeur face à lui-même et à un univers sonore décapant.

Quatre premières gravures mondiales sont ici présentes. C’est à nouveau Hölderlin pour Überzeugung (Conviction, 2001), brève pièce de moins de trois minutes aux sonorités troublantes (trois voix féminines, crotales, violon et violoncelle), une commande du Festival de Salzbourg pour honorer le départ de Gérard Mortier du poste de directeur général. Les textes des autres compositions sont de la main d’Aleksi Barrière (°1989), le fils de Kaija Saariaho, qui est auteur et metteur en scène. Horloge, tais-toi ! de 2005, pour chœur féminin et piano, contient des jeux de mots associés au tic-tac de l’horloge. Un peu plus de trois minutes semi-ironiques, où les onomatopées sont reines, avec référence au temps qui s’écoule et à l’inéluctabilité du trépas. Dans les onze minutes d’Echo ! (2007), pour huit voix et électroniques, le mythe qui concerne la nymphe éponyme et Narcisse est mis en évidence, inspiré par un motet du XVIe siècle de Claude Le Jeune : l’idée de l’écho a été prolongée naturellement par l’électronique. Les effets sont saisissants, avec le traitement et la réverbération des voix et quelques astuces techniques. 

La dernière partition (2020) de ce programme enchanteur (l’envoûtement est ici à son comble) porte le titre Reconnaissance, choisi pour figurer sur la couverture de l’album. Ce terme prend dans le contexte une dimension toute particulière. Aleksi Barrière est à la fois l’auteur du texte (en plusieurs idiomes, dont des citations en russe ou en langage hopi)) mis en musique et de la notice qui y correspond. Il souligne le rapprochement, d’où est née l’idée d’un « madrigal de science-fiction », avec la métaphysique et l’imagerie de l’école franco-flamande du XVe siècle. Ici, pas de présence électronique, seulement un chœur mixte, une contrebasse et de la percussion, qui donnent à ce cycle en cinq sections d’une durée de vingt-cinq minutes une dimension intemporelle et philosophique avec, en guise de questionnement, cette remarque d’Aleksi Barrière : la musique chorale met aussi en jeu l’articulation de voix individuelles et d’une destinée collective qui s’écrit : qui dit je, et qui dit nous ? 

La pièce ultime de Reconnaissance s’intitule « Requiem » ; elle sonne un peu comme une prémonition dans ces deux vers libres

A dim light in the sky

My heart in ashes

Cette « faible lumière dans le ciel » et ce « cœur en cendres » prennent aujourd’hui une signification symbolique, alors que l’inspiration si élevée de Kaija Saariaho poursuit depuis un peu plus de deux mois son parcours au milieu de l’infini des étoiles. Nous ne pouvons en effet avoir que des mots de reconnaissance pour le message musical qu’elle nous a laissé. En témoigne cet admirable album qui porte avec tant d’à-propos son imprévisible titre. Tous les interprètes, en état de grâce, participent à ce phénomène d’envoûtement que nous avons souligné. Le Chœur de Chambre d’Helsinki, mené par Nils Schweckendiek, son directeur artistique depuis 2017, et les voix solistes qui en émanent, sont magnifiques. Avec son raffinement et sa part de mystère, l’album Reconnaissance rejoint la Beauté dans son éblouissement le plus haut et le plus noble. 

Son : 10  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix
Chroniques réalisée sur base de la version SACD.

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