Musique sacrée de Schütz : confrontée à la discographie, une intégrale qui fait date

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Die Gesamteinspielung. Heinrich Schütz (1585-1672) : Geistliche Chor-Musik 1648 ; Italienische Madrigals ; Musikalische Exequien ; Zwölf geistliche Gesänge ; Cantiones Sacrae ; Lukaspassion ; Die Sieben Worte Jesu Christi am Kreuz ; Kleine geistliche Konzerte I & II ; Psalmen Davids ; Auferstehungshistorie ; Weihnachshistorie ; Matthäuspassion ; Symphoniae Sacrae I-III ; Johannespassion ; Becker-Psalter ; Schwanengesang ; Madrigale ; Hochzeitsmusiken ; Psalmen ; Friedensmusiken. Hans-Christoph Rademann, Dresdner Kammerchor. Capella Sagittariana Dresden. The Sirius Viols. Dresdner Barockorchester. Etc. Livret en allemand, anglais. Pas de texte des paroles. Novembre 2006 à juillet 2018. 28 CDs TT 29h21’28. Carus Verlag CV 83.048

Ce coffret d’une trentaine d’heures s’annonce comme une intégrale de la musique religieuse de celui qu’on a coutume d’appeler le « père de la musique allemande », enregistrée sur une dizaine d’années, de novembre 2006 à juillet 2018. Un projet en lien avec les partitions publiées par Carus Verlag, étayé par une solide érudition musicologique (Prof. Werner Breig, Prof. Michael Heinemann, Ludger Rémy, Dr. Uwe Wolf, Dr. Helmut Lauterwasser…), et confié à Hans-Christoph Rademann, entretemps passé à la tête de l’Internationale Bachakademie Stuttgart où il succéda à Helmut Rilling en 2013. Une intégrale effectivement, qui n’a omis que quelques fragments et opus d’attribution incertaine. La table de concordance dans le livret, suivant l’ordre du catalogue SWV, permet de situer chaque œuvre dans les 28 CDs. Au regard d’un tel monument éditorial, on déplore que ce mince fascicule, à défaut d’une analyse détaillée, n’inclue pas même une présentation générale de ce corpus majeur du répertoire sacré occidental.

Une telle somme, d’un haut niveau de réalisation qui s’érige entre l’honorable et l’excellence, nous invite à regarder dans le rétroviseur pour l’évaluer à l’aune de quelques majeures occurrences discographiques. Hormis quelques artistes récurrents dans les lignes qui vont suivre, une telle intégrale n’avait jamais été tentée. Au-delà des quelques jalons enregistrés par Wilhelm Ehmann et sa Westfälische Kantorei (Cantate), ou de Roger Norrington et son bien-nommé Schütz Choir, on saluera le vaste trésor engrangé par Rudolf Mauesberger chez Eterna, un témoignage historique qui parle dans son arbre généalogique saxon, et plus récemment la « Heinrich Schütz Edition » de Brilliant (19 CDs) pilotée par Matteo Messori et sa Cappella Augustana. Un des plus célèbres albums reste l’anthologie de Kleine geistliche Konzerte par le Concerto Vocale (HM, 1982) avec René Jacobs et l’émouvant sopraniste Sebastian Hennig, à comparer avec la gouaille du Tolzer Knabenchor de Gerhard Schmidt-Gaden (Capriccio). Un Concerto Vocale qui tournait en bouche les saveurs des Italienische Madrigals (Harmonia Mundi) que le Consort of Musicke d’Anthony Rooley cisela plus sereinement (DHM, 1985) sans faire de l’ombre à l’éloquence de la Cappella Lipsiensis de Dietrich Knothe qui rayonnait du vinyle Philips (1981) et que Berlin Classics a exhumé en CD.

Autre précoce corpus très apprécié du Sagittarius : les Psalmen Davids à la manière vénitienne apprise à San Marco. L’émotion des voix juvéniles se recueillera avec le Dresdner Kreuzchor sous la conduite de Martin Flämig (Eterna, 1975, aussi diffusé par Philips), et plus encore avec les roitelets du Regensburger Domspatzen (Archiv, 1972), un champ où les maîtrises d’outre-Manche eurent peu leur mot à dire, si l’on excepte le Trinity College (Conifer, 1990). Pour voix adultes, la décennie 1990 révéla deux réussites cardinales : Frieder Bernius (Sony, juillet 1991) et Konrad Junghänel (HM, octobre 1997). À l’autre extrémité du catalogue schützien, le Schwanengesang où se distingua le Hilliard Ensemble, associé au Chœur de Hanovre (Emi, 1984) sous une guise somptueusement instrumentée, alors que Paul Hillier livra de cet opus ultimum un visage combien plus décanté avec le Chœur chambriste Tapiola sous étiquette septentrionale (Finlandia, 1991), radicalisant la pureté de ce Chant du Cygne.

Pour les Cantiones Sacrae, l’uniformité guettait tant Norington (Argo, 1975) qu’Erik van Nevel (Accent, 1991), rendant d’autant précieuse l’abrupte lecture du Dresdner Kreuzchor (Telefunken, 1965). Pour la Geistliche Chor-Musik, Heinz Hennig alternait solistes et chœur d’enfants de Hanovre (DHM, octobre 1981 – mai 84), alors que Rudolf Mauersberger se posa en saisissant gardien du temple au début des années 1960 (Eterna) ainsi que dans les sombres Musikalische Exequien que Philippe Herreweghe et La Chapelle Royale enténébraient dans un éprouvant et néanmoins maniériste suaire (HM, 1987). Dans cette même œuvre funèbre, John Eliot Gardiner (Archiv ,1987) profitait des qualités d’élocution de son Monteverdi Choir sans que son dolorisme trouve toujours les clés de germanité de ce requiem, là où Hans-Martin Linde et le Knabenchor de Bâle (Emi, 1979) osaient un mouvant paysage que l’ensemble Chiaroscuro sertissait dans un caravagisme conforme à son épithète. Une autre époque interprétative, que revisitèrent les ateliers ajustés de La Chapelle Rénane (K617, 2007) et le modelé intimiste de Lionel Meunier (Ricercar, 2011), très remarqué à sa parution qui contribua à la notoriété de Vox Luminus.

Avec Christoph Prégardien comme Évangéliste de la Passion, Frieder Bernius et ses troupes de Stuttgart (Sony 1990) se glorifiait dans les deux oratorios (Auferstehungshistorie ; Weihnachshistorie) : on n’a jamais fait mieux hormis le contraste dramatique que René Jacobs (HM, 1989) insuffla à la résurrection pascale et à une Weihnachtshistorie heureusement plus séraphique. Pour l’émerveillement de la crèche, on se rappellera le moment de grâce munichois sous la houlette de Hans Rudolf Zöbeley avec Rachel Yakar (couplé avec le bref Magnificat SWV 468 dans une inoubliable incarnation), le lyrisme décomplexé que Nigel Rogers accordait au récit de la Nativité, certes un peu guindé par Andrew Parott (Emi, 1985), ou encore La Petite Bande de Sigiswald Kuijken captée quelques jours avant Noël 1998 à Bilbao et Las Palmas (DHM, 1998). Dans ces pages qui appellent toutefois la candeur d’une manécanterie, quel meilleur choix que les glottes du Windsbacher Knabenchor dans ce vinyle paru à l’Est du Rideau de Fer en 1965 chez Electrola/Eterna ?

Hormis pour les chineurs de microsillons, et si l’on excepte le tir groupé de Paul Hillier et son Ars Nova Copenhagen (Da Capo), les trois Passions sont plus rares au disque. Surtout celle selon Saint-Luc que le récent coffret de la « New Gustav Leonhardt Edition » n’a pas cru bon devoir nous rendre, et alors que l’enregistrement du Dresdner Kreuzchor avec Peter Schreier (1967) est aussi difficilement trouvable que la Saint-Jean par la Kantorei de Westphalie sous étiquette Cantate (1960). Pour la Saint-Matthieu, on n’oubliera nul moins que Dietrich Fischer-Dieskau scrutant le texte comme personne (Archiv, 1961), et un Hilliard Ensemble alors inattendu dans ce répertoire (Emi, 1983) qu'il tira vers la parabole tragique, quand Roger Norrington (Argo, 1972) s’en tenait à une distanciation presque ataraxique face aux visions de tombeau. Dans le même décor du Calvaire, on thésaurisera encore les Kruzianer de Dresde captés en octobre 1966 (Archiv). 

Dommage que Frieder Bernius n’ait gravé que le troisième cahier des Symphoniae Sacrae (DHM, février 1988), avec un chœur adulte, car il y toucha la perfection. Les deux premiers Livres n’avaient jamais connu de version vraiment convaincante avant Benoit Haller et sa Chapelle Rhénane (K617, 2004, précédant une magnifique anthologie autour du Magnificat deux ans plus tard) dans la seconde série. Et dans la première, le Dresdner Kreuzchor (Capriccio, 1984), l’époustouflant retable instrumental du Concerto Palatino autour de Bruce Dickey (Accent, novembre 1991), l’équipe Musica Fiata de Roland Wilson (DHM, février 2009, que l’on admira déjà dans une corbeille de psaumes et motets avec les voix du Cantus Cölln vingt ans auparavant), puis le Weser-Renaissance de Manfred Cordes (CPO, 2015) qui remit les pendules à l’heure de la séduction latine.

Face à cet héritage, que dire du Dresdner Kammerchor qui nous arrive aujourd’hui compilé ? Parmi les constantes qualités de toutes ses interprétations, distinguons la clarté de diction permise par des germanophones natifs, la netteté de l’articulation pour le stile antico, l’influx sans excès du stile novo abordé avec une subtilité rythmique attentive aux inflexions du sens et des sentiments. Concernant la distribution entre voix solistes et chœur, certes pas toujours attestée par les partitions et les traces des exécutions d’époque, le Dresdner Kammerchor tend logiquement à les plier à son effectif, parfois trop large, d’une petite vingtaine de voix. Quitte à s’affranchir de quelques indications spécifiques, par exemple la spatialisation de la troisième partie des Musicalische Exequien qui voudrait que le Herr, nun lässest du deinen Diener à trois chanteurs résonnât à part, en fond de salle, à l’instar de ceux postés au fond du caveau près du sarcophage d’Heinrich Posthumus Reuß (1572-1635) qui avait commandité ce requiem pour ses funérailles. On pourrait par ailleurs préférer une approche chambriste à un par partie, ainsi dans les Cantiones Sacrae.

Pour les Symphoniae Sacrae III à la manière polychorale vénitienne, Rademan puise ses favoriti dans la troupe, favorisant l’homogénéité collective, nourrie d’intériorité et moins démonstrative qu’avec Junghänel. On pourra s’interroger sur l’usage de la percussion dans Lobet den Herrn in seinem Heiligtum et Es steh Gott auf des Symphoniae sacrae II où l’on apprécie David Erler, et les deux Felix (Schwandtke et Rumpf) pour les basses. L’accompagnement interpelle aussi en certains cas. Dans la Geistliche Chor-Music 1648 où Schütz avait ajouté une ligne de basse continue et des alternatives instrumentales, on se demande pourquoi les motets à quatre voix ne profitent pas de l’accompagnement que l’on entend dans ceux à cinq, six ou sept voix. On aurait aimé que le livret mentionne les éditions choisies, par exemple le Psautier de Cornelius Becker est joué avec son accompagnement de basso seguente suivant l’édition de 1661, différente de l’a cappella de 1628. Sachant que dans sa production première manière, Schütz favorisait le chant nu, avant les concessions dans le goût italien. Dans les Psalmen Davids, le Kammerchor anime un tactus moins mobile que Bernius, un tissu moins morcelé que Junghänel (qui n’hésitait pas à pallier certaines hauteurs par l’instrumentarium, dont cornetto), mais contrebalance toute inertie par le relief entre ripieno et solistes, stimulé par l’inspirant Barockorchester.

Dans l’Auferstehungshistorie, on vantera la sobriété de l’Évangéliste de Georg Poplutz et le messie de Felix Rumpf. Pour les Passions, la prestation se distingue dans la ferveur des turbae. On saluera l’intense Jésus d’Harry van der Kamp dans la Saint-Jean, alors que par son vibrato et son affectation Jan Kobow compense les narrations atones que lui réserve le texte musical de la Saint-Luc. Soutenu par les archets des Sirius Viols, les Sieben Worte complètent la réussite de ce volume 6. On ne négligera pas la Weihnachtshistorie, dominée par l’Ange de Gerlinde Sämann et le Hérode de Felix Schwandtke, même si peut y manquer le timbre inimitable des voix d’enfants, ainsi que pour les Petits Concerts Spirituels et les Psaumes de David -que ce fût la roideur des petits gosiers saxons, ou l’audace plus extravertie des chorales bavaroises (Bad Tolz, Ratisbonne).

Sans toujours détrôner les témoignages que nous avons cités dans le panorama concurrentiel, ces enregistrements se situent toutefois parmi les meilleurs. Hormis quelques passagères déceptions qui relèvent moins du talent des musiciens que des configurations choisies : pour les Madrigaux italiens où un chœur, quel que soit son tranchant, sa projection des affetti, ne peut rivaliser avec les prestations de solistes. Regrets encore pour les Kleine Geistliche Konzerte dont la déclamation (un peu survolée) se heurte à un plateau vocal peu apparié, entre vibrato et impavidité. 

En marge des œuvres relativement bien établies auprès des mélomanes, le coffret ajoute des raretés, on les trouve notamment dans les volumes 4 (Zwölf geistliche Gesänge compilés par Christoph Kittel), 15 (Becker-Psalter), 19-20 (Hochzeitsmusiken et Friedensmusiken, n’y ratez pas l’envolée du Wo der Herr nicht das Haus bauet !) et elles sont impeccablement valorisées. Globalement, les prises de son s’honorent d’une fluidité, d’une finesse et d’une aération remarquables et ne constituent pas un moindre argument. En dépit des limites que nous avons évoquées (inévitables pour un tel massif soumis tant aux contingences d’exécution qu’aux options d’effectifs), et sans défaut majeur, ce coffret mérite et conquiert une place nécessaire dans la discographie du Sagitarrius. L’aboutissement artistique et l’homogénéité esthétique l’établissent désormais comme un repère qui fait date, dont peuvent s’enorgueillir celles et ceux qui ont porté et rejoint cette magistrale entreprise.

Son : 9,5 – Livret : 4 – Répertoire : 8-10 – Interprétation : 8-10

Christophe Steyne

 

 

 

 

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