A Lausanne, un Onéguine défiant les conventions 

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En ce début avril, l’Opéra de Lausanne affiche pour quatre représentations l’Eugène Onéguine qui aurait dû ouvrir la saison 2020-2021. Eric Vigié, le directeur du théâtre, en avait conçu la mise en scène et les costumes en considérant chaque acte comme « un lent glissement vers l’inéluctable révolution sociale et politique qui débutera en mars 1905 et, faute de vraies réformes, aboutira au coup d’état bolchévique d’octobre 1917 ».

Aujourd’hui, avant que le rideau ne se lève, est projeté sur écran un message de soutien à l’Ukraine. Eric Vigié paraît à l’avant-scène en déclarant qu’il a décidé de ne pas modifier sa production élaborée il y a quatre ou cinq ans. Durant l’introduction symphonique défilent des séquences filmées de la Révolution d’octobre 1917. Puis apparaît le premier tableau : sous de beaux éclairages dus à Henri Merzeau, le décor de Gary McCann consiste en une plateforme entourée de panneaux coulissants avec une longue table, quatre chaises et une escarpolette à l’extrême droite. Vêtues d’un blanc immaculé, Madame Larina et ses deux filles, Tatyana et Olga, sont entourées par la nourrice Filipyevna et quelques serviteurs portant des tenues beiges comme les moissonneurs qui déposent trois motifs de paille à sujet religieux. Tandis que paraît une procession portant bannière, descend des cintres un dôme en bulbe qui semble peser sur l’assistance. La venue de Lensky et de son ami Onéguine amène Tatyana à s’isoler dans un pavillon délabré où elle écrira sa fameuse lettre que le destinataire lui restituera dans un geste d’une rare muflerie. Le deuxième acte nous plonge en pleine effervescence de rébellion. Le dôme se métamorphose en orifice de canon sur lequel se juche Tatyana en égérie, arborant un bien étrange bonnet phrygien. En ce qui concerne la Valse, la chorégraphie de Jean-Philippe Guilois se limite à sa plus simple expression en faisant tourbillonner une Olga totalement délurée avec la soldatesque bolchévique et Onéguine promu lieutenant. La pauvre Madame Larina, engoncée dans ses fourrures, sera même forcée à mener le cotillon avec deux ou trois soudards. Puis en présence d’un clerc, Lensky fera ses adieux à la vie, car le tirage au sort ne concédera qu’un seul pistolet à son adversaire qui tirera le coup mortel. Quant au dernier acte, il nous entraîne dans la salle d’apparat d’un Grémine devenu oligarque faisant face aux monumentales statues de Lénine et Staline dont le piédestal livrera passage à un petit rat sur pointes esquissant deux ou trois pirouettes sur le motif de la Polonaise. Le dénouement fera sortir quelques fêtards endormis, bousculés par un Onéguine éperdu, étreignant la roide Tatyana à la coupe garçonne, drapée dans un rouge éclatant, qui laissera les gardes emmener son soupirant éconduit, avant d’affronter son époux se dressant devant la porte comme un redoutable justicier.

Il faut relever que, dans la fosse, Gavriel Heine, jeune chef américain, premier diplômé du Conservatoire de Moscou, bouscule lui aussi l’Orchestre de Chambre de Lausanne en le dynamisant à l’extrême, quitte à mettre en péril l’équilibre de l’ensemble des moissonneurs pourtant remarquablement restitué par le Chœur de l’Opéra de Lausanne préparé par Gleb Skvortsov. Même si la justesse des vents laisse parfois à désirer, il sait cultiver la finesse du trait au début de l’acte II, tout en imprégnant l’ensemble du discours d’une synergie passionnée.

Sur scène, l’intérêt se porte sur la Tatyana de la soprano moldave Natalia Tanasii. Quoique annoncée malade en début de représentation, elle masque la dureté de certains aigus sous un grain fruité qu’enveloppe une musicalité sans faille qui nous donne l’impression que, continuellement, elle ‘joue’ la dualité de ses sentiments. Face à elle, l’Onéguine du baryton lituanien Kostas Smoraginas est taillé à coups de serpe, se contentant d’exposer dans un perpétuel ‘forte’ le coloris cuivré du timbre sans se préoccuper du moindre phrasé. L’on en dira de même du Prince Grémine d’Alexandr Bezrukov, bramant sa magnifique aria avec une impavidité expressive consternante. Le Lensky du ténor biélorussien Pavel Petrov peine à se mettre en voix ; mais sa ligne de chant finira par produire un caractère touchant qui défend sa dignité naturelle tout en laissant affleurer son amour-propre blessé. Pour une fois, les rôles sacrifiés d’Olga et de Madame Larina ‘existent’ véritablement par la consistance théâtrale que leur prêtent Irina Maltseva et Susanne Gritschneder. Et la Filipyevna de Qiulin Zhang est tout aussi émouvante par la patine du timbre et la bonhommie de la composition. Pour une fois aussi, le Monsieur Triquet de Jean Miannay n’a rien du vieillard cacochyme réunissant les lambeaux de sa voix mais tient du titi parisien jouant les reporters de guerre. Et Alexandre Diakoff campe avec aplomb tant Zaretsky que le capitaine.

Au rideau final, le public qui n’a pas laissé libre le moindre strapontin applaudit à tout rompre l’ensemble de la distribution, les chefs d’orchestre et de chœur, le metteur en scène et ses collaborateurs.

Paul-André Demierre

Lausanne, Opéra, le 3 avril 2022.

Crédits photographiques :  Jean-Guy Python

 

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