Nikolai Lugansky, un sang vif et chaud pour les Études-Tableaux 

par

Serge Rachmaninov (1873-1943) : Huit Études-Tableaux Op. 33. Neuf Études-Tableaux Op. 39. Trois Pièces (1917). Nikolai Lugansky, piano. Septembre 2022. Livret en français, anglais, allemand. TT 73’21. Harmonia Mundi HMM 902297

Capté juste avant le superbe témoignage de Nicolas Angelich dans la collection « Les nouveaux interprètes » d’Harmonia Mundi (qui nous révéla des talents comme François-Frédéric Guy ou Cédric Tiberghien), le premier enregistrement des complètes Études-Tableaux par Nikolai Lugansky (juin 1992, Fidelio Classics) marqua les esprits. Presque trois décennies plus tard, le pianiste russe nous revient avec les deux cahiers, chez le label qui avait édité son confrère américain en 1995. Il devient ainsi un des très rares à avoir gravé par deux fois l’intégralité. Un autre étant John Ogdon (1971-72, et juillet 1988) chez Emi, dont le catalogue compte aussi les versions de Jean-Philippe Collard (1972) et Vladimir Ovchinikov (1989). Parmi les incarnations marquantes au disque, on citera Vladimir Ashkenazy (Decca, 1972-1981 en plusieurs jets, avant un remake de l’opus 39 en 1985-86), Howard Shelley (Hyperion, 1984), Alexis Golovin (Erato, 1987) et plus récemment Steven Osborne (Hyperion, août 2017). Pour autant, malgré ceux qui n’abordèrent qu’un seul cycle ou qui picorèrent dans les deux, on ne peut pas dire que les grands pianistes se soient précipités pour enregistrer l’intégralité de ces œuvres écrites entre 1911 et 1917, alors que cette production constitue peut-être le sommet de ce que Rachmaninov légua pour le piano solo avant l’exil américain.

Dès la pesante et grotesque marche qui ouvre l’opus 33, on pressent, on craindrait que Nikolai Lugansky s’engage dans une lecture virile mais un peu épaisse et cognante, ce que la suite de l’écoute ne dément pas toujours. Du moins, le matériau est travaillé à fond de clavier, en pleine pâte. Les ambiances lourdes savent laisser place au lyrisme, fût-il chastement ciselé (dans la troisième Étude, l’ondoiement du meno mosso en ut majeur, 2’32). Le charme de certaines vignettes peut bien s’évaporer, il en reste une nette empreinte. Ainsi dans les dolentes palpitations de l’Allegro moderato en ré mineur, où la frappe impatiente éconduit le pathos, pour mieux précipiter une constriction qui enserre comme une nasse. Ainsi dans le folklore antiquisant de l’Allegro assai, aux saveurs modales, quand se durcissent les traits, fantasques et hautains, naïfs mais volontiers cruels, de ces personnages de fable, peut-être les maléfices de la sorcière Baba Yaga. Ainsi dans les deux Moderato de l’opus 33 : observons pour celui en ré mineur, une sorte de skazka tiré des contes, comment l’interprète pétrit le balancement sur l’influx dactylique. Observons dans celui en sol mineur comment il raréfie l’atmosphère autour de l’automnal paysage, de surcroît condensé par un actif tempo.

Dans l’ensemble, Nikolai Lugansky marque fermement le rythme, sans renoncer à la disruption, comme dans le Presto en mi bémol mineur, où les visions de tempête de neige semblent vouloir se fracasser dans une perspective cubiste ; même rubato pour les ébats forains de l’Allegro con fuoco, que le virtuose secoue comme un pantin dégingandé qui pourrait être ce Pétrouchka que Stravinsky allait faire représenter la même année 1911 au Théâtre du Châtelet. Dans les dantesques tourbillons de l’ultime étape de l’opus 33, Nikolai Lugansky entrevoit en sa notice « une évocation pure et dure de l’enfer », digne de Francesca di Rimini, et il l’assène comme telle, cassante, ébrouée et sans secours. Puis dans l’Allegro agitato qui ouvre l’opus 39, elle entrevoit l’irruption de démons -là malgré la puissance du geste, la prestation néglige un peu les subtilités dynamiques et aurait pu suggérer plus finement les flammèches en sextolet qui crépitent dans cette mécanique à diablerie.

Pour le Lento assai, que le compositeur avait commenté comme « la mer et les mouettes », Nikolai Lugansky resserre le cortège de triolets, refuse la stagnation, comme pour conjurer la grisaille des vagues et attirer l’ondulation vers sa convulsion centrale. Il exacerbe la tension et les ruptures d’échelle de l’Allegro molto en fa dièse mineur, et conjoint l’élan et le percussif de cette chevauchée, hypostasiée dans une leçon de raptus. On admire derechef un magnifique art agogique (quels hiatus !) dans les folles poursuites de l’Allegro en la mineur où les fuites effarouchées en proie à des instincts carnassiers sembleraient accréditer que Rachmaninov peignait là un portrait du loup et du chaperon rouge ! Même démonstration pour la célèbre et tumultueuse Appassionato, que le pianiste ébranle dans un geste pantelant, épris de vigoureux contrastes, sans tarir les souvenirs scriabiniens qui avivent le chromatisme. Même brio pour la tapageuse Étude finale, encore que l’interprète n’abuse pas des effets de manche en cette conclusion bravache, ou plutôt les martèle comme tels, sans enchérir sur l’arsenal un peu vain de cette page à triomphe. Par ailleurs, il n’est pas avare de surprise quand la partition scénarise et travaille les ambiances, au premier chef le Lento lugubre en ut mineur, où l’on sursautera de ce sforzando à la mesure 22 (1’50). Toutefois, sur son Steinway, Nikolai Lugansky galbe les volumes quitte à gonfler certaines nuances : un peu plus loin, le ppp sonne un peu gros pour suggérer les murmures legatissimo du chant orthodoxe qui s’instille dans la funèbre procession. Que certaines demi-teintes soient sacrifiées et dilatent parfois le raffinement de l’écriture, voilà peut-être le seul regret qu’inspire l’écoute au terme de ce magnifique CD, riche d’émotions fortes.

En complément de programme, trois pièces de 1917 (Fragments, Esquisse orientale, Prélude) confirment le style ostensiblement révélé par cet album, encore tributaire d’une certaine école russe qui forma l’artiste à Moscou voilà une quarantaine d’années. On ne le singularisera certes pas comme angulaire, escarpé, rauque et raboteux, -la palette est moins caricaturale, quoique moins modelée que la première mouture de 1992, qui préserve ses sortilèges. Cependant, bien pesés, les ingrédients ici entendus dressent de ces œuvres un portrait d’envergure : rude, à caractère sanguin, qui comptera désormais dans la discographie. On n’en attendait pas moins de la stature d’un tel artiste.

Christophe Steyne

Son : 9 – Livret : 9 – Répertoire : 9,5 – Interprétation : 10

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