"Nouveau Monde" de Dvořák, "Tapkaara" d’Ifukube, même son slave ?

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Antonin Dvořák (1841-1904) : Symphonie n° 9 op. 95 « du Nouveau Monde ». Akira Ifukube (1914-2006) : Sinfonia Tapkaara ; Godzilla, fantaisie symphonique : extrait. Orchestre Philharmonique de Tokyo, direction : Andrea Battistoni. 2020. Livret en anglais, en français et en allemand. 75.46. MDG/Denon MDG 650 2176-2.

Une indication dans le livret précise que c’est sous le label Denon/MDG que paraîtront, dans de nouvelles éditions, les nombreux enregistrements anciens, souvent primés, de la maison pour audiophiles DENON. D’autre part, cette édition mettra à l’honneur les jeunes et talentueux artistes actuels de DENON. Dont acte. Les symphonies de Mahler enregistrées par l’Orchestre Symphonique de la Radio de Francfort, sous la direction d’Eliahu Inbal semblent faire partie de la première partie du projet ; le présent CD est représentatif de la seconde : la mise en valeur de jeunes talents, en l’occurrence celui du chef d’orchestre Andrea Battistoni, né à Vérone en 1987. Ce violoncelliste, qui est aussi compositeur et écrivain, a étudié à Saint-Pétersbourg avec Ennio Nicotra, à Fiesole avec Gabriele Ferro et à Stresa avec Gianandrea Noseda. Ses premières prestations dans le domaine lyrique remportent un grand succès : Scala de Milan en 2012 (à 24 ans), direction musicale du Teatro Carlo Felice de Gênes de 2014 à 2016. En 2012, il est aussi à Tokyo où il dirige Nabucco de Verdi à la tête du Philharmonique local, dont il devient le chef d’orchestre principal en 2016.

Le programme ici proposé est quelque peu déroutant au niveau du couplage mais, puisqu’il s’agit d’un orchestre japonais, il est logique de mettre en évidence des compositeurs nationaux. Avant de nous pencher sur la partition d’Akira Ifukube, il faut saluer le travail accompli dans une Nouveau Monde de Dvořák engagée, puissante et aux reliefs bien dessinés. Il ne faut pas douter de soi aujourd’hui pour enregistrer ce chef-d’œuvre dont la discographie est pléthorique et les références, souvent tchèques, aussi grandioses que prestigieuses, de Talich à Ancerl, de Kubelik à Neumann. Sans oublier les non-Tchèques Fricsay, Böhm, Giulini, Karajan, ni surtout Suitner. Face à un tel plateau, il faut avoir des atouts. Battistoni n’en manque pas. Il sait faire valoir la pulsation, la fougue, les contrastes de couleurs et de rythmes. On pourra considérer que le Largo a quelques moments de langueur moins investis, avec l’une ou l’autre perte de tension, mais le chant du cor anglais est d’un lyrisme épanoui. Quant à l’Allegro con fuoco final, il est enlevé avec brio, les timbales s’y donnant à cœur joie au point d’y être un peu tapageuses. Mais le tout se tient, les instrumentistes sont à l’écoute des uns et des autres avec un réel souci d’équilibre. Une belle version actuelle qui confirme le talent du jeune chef qu’est Andrea Battistoni et les qualités d’ensemble du Philharmonique de Tokyo. 

Le CD est accompagné d’une longue notice signée par le critique musical Morihide Katayama qui est aussi politologue. Une notice quelque peu tarabiscotée, à la traduction parfois cahotique (de l’anglais ?), qui tente de démontrer tout au long de six pages la connexion hypothétique qui existerait entre Antonin Dvořák et Akira Ifukube dont la Sinfonia Tapkaara est en complément de la Nouveau Monde. Ikufube est l’auteur de la célèbre musique de film Godzilla (1954) dont un court extrait tiré de la suite symphonique figure en fin de disque. Ce compositeur est né et a grandi dans une île du nord du Japon, Hokkaido, dont le chef-lieu est Sapporo ; Ikufube s’est inspiré de la culture ethnique de son pays natal. On y trouve encore une minorité d’Ainous, ces descendants d’une population aborigène, essentiellement de pêcheurs et de chasseurs, qui est venue s’installer avant notre ère dans le Nord du Japon et l’extrême est de la Russie et pratique encore des rituels et une musique qui lui sont propres, Tapkaara étant le nom d’une danse ainou. Ikufube a travaillé comme technicien forestier dans la région d’Hokkaido, tout en composant à ses moments de liberté. Sa Sinfonia Tapkaara date de 1954 et a été créée aux Etats-Unis à Indianapolis, avant d’être révisée en 1979. 

La notice signale que David Oïstrakh, après l’écoute d’un disque, considéra cette partition comme « slave » et proche de la musique russe ; l’auteur du texte tente d’accréditer et de développer cette remarque en soulignant le fait qu’Ikufube admirait Stravinsky et a étudié avec Alexandre Tcherepnine, dont le père fut un élève de Rimski-Korsakov, et qu’il n’est dès lors « pas étonnant que sa musique montre le caractère des tons slaves », la rapprochant ainsi des intentions et du caractère de la symphonie de Dvořák. Nous avouons avoir eu du mal à suivre l’argumentation, que nous ne détaillerons pas ici. Nous en extrayons cette réflexion : chaque mélodie de cette symphonie est une création originale d’Ikufube, qui est issue de son « imagination slave » alors qu’il pensait aux chants et aux danses du groupe ethnique du nord, ce qui n’est pas si différent de l’attitude spirituelle de Dvořák qui a composé la Symphonie du Nouveau Monde ». D’autres considérations sont à lire dans la notice.

A force de vouloir trop démontrer, on risque de ne pas convaincre. D’autant plus que c’est la musique qui a le dernier mot. Et là, il faut bien reconnaître que ces trois mouvements d’une durée totale d’une demi-heure ne sont pas très passionnants. L’inventivité mélodique est courte, les thèmes peu inspirés et passe-partout ; l’impression générale est celle d’une musique de film de qualité moyenne à laquelle il manquerait cruellement les images. Attention : nous ne dénigrons en rien le genre, qui comporte bien des chefs-d’œuvre que nous apprécions. Mais ici le contexte est celui d’une œuvre vite à bout de souffle, même si l’atmosphère est celle d’une scène de chasse dans la forêt dans le premier mouvement, même si le nocturne Adagio qui suit rappelle le souvenir de Godzilla, même si la danse finale qui évoque celle des Ainous adopte le principe de la répétition rythmée. Ici, le manque d’enthousiasme est peut-être lié à la sensation de vacuité assez vite ressentie. 

Une version de la Sinfonia Tapkaara est parue chez Naxos en 2004, Dmitry Jablonski y dirige l’Orchestre National de Russie dans des tempi plus vifs, plus spontanés, dont la durée, en bout de course, accuse près de cinq minutes de moins que l’actuelle gravure de Battistoni de juin 2017. Même si la prise de son est plus mate chez Naxos et donc moins flatteuse, l’interprétation est plus enlevée ; et pourtant, même ainsi, ce n’est pas convaincant. C’est en quelque sorte un demi-disque que l’on saluera ici. Un Dvořák alerte, avec des moments brillants, face à un Ifukube d’un intérêt plus que relatif.    

Son : 9   Livret : 7  Répertoire : 10 (Dvořák) - 5 (Ifukube)  

Interprétation : 8 (Dvořák) - 6 (Ifukube)

Jean Lacroix

 

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