Les sonates de Beethoven et les affinités électives de Jonathan Biss

par

Ludwig van BEETHOVEN (1770-1827) : Sonates pour piano N° 1, 6, 19 et 23 (volume 4). Sonates pour piano n° 3, 25, 27 et 28 (volume 5). Sonates pour piano n° 9, 13 et 29 (volume 6). Sonates pour piano n° 2, 17, 20 et 30 (volume 7). Sonates pour piano n° 8, 10, 22 et 31 (volume 8). Jonathan Biss, piano. Livrets en anglais. 2020. 62.28, 66.29, 68.48, 68.45 et 63.43. Orchid Classics ORC 100121 à 125.

Quel dommage de ne pas pouvoir évoquer de manière complète cette intégrale des sonates pour piano de Beethoven par Jonathan Biss ! Les trois premiers volumes de la série, parus chez Onyx, et le neuvième et dernier chez Orchid Classics, ne sont pas parvenus à la rédaction de Crescendo. Il faudra donc se contenter d’un panorama partiel de ce parcours. Ce préambule établi, il faut s’incliner d’emblée face à une approche qui risque de se révéler comme l’une des plus intéressantes de cette année de commémoration Beethoven.

Né en 1980 à Bloomington dans l’Indiana, le pianiste américain Jonathan Biss est issu d’une famille de musiciens célèbres. Du côté paternel, sa grand-mère, Raya Garbousova (1909-1997), née à Tbilissi (Géorgie), a quitté la Russie en 1925 et a émigré aux Etats-Unis en 1939, où elle a épousé un cardiologue, Kurt Biss. Violoncelliste de talent, elle a créé le 5 avril 1946 le Concerto pour violoncelle de Samuel Barber écrit à son intention, avec l’Orchestre Symphonique de Boston dirigé par Serge Koussevitzky. Le fils de Raya Garbousova, Paul Biss, est altiste. Il est devenu le mari de Miriam Fried, née en 1946, bien connue du public belge pour avoir remporté le Concours Reine Elisabeth 1971, après avoir interprété une magistrale version du Concerto pour violon de Sibelius qui est demeurée gravée dans les mémoires. Jonathan Biss, dont un frère est également pianiste, entame l’étude du piano dès ses six ans avec Karen Taylor puis, pendant six ans, avec la Belge Evelyne Brancart. Cette dernière, élève d’Eduardo del Pueyo, s’est classée huitième du Concours Reine Elisabeth en 1975 et a émigré aux Etats-Unis cinq ans plus tard ; elle est devenue professeur à Bloomington.

Après cette formation, Jonathan Biss rejoint le Curtis Institute à l’âge de 17 ans et prend des cours auprès de Leon Fleisher. Il fait ses débuts à New York, en récital dès l’année 2000, avec le Philharmonique dirigé par Kurt Masur en 2001. C’est ensuite l’Europe, et plus particulièrement l’Angleterre où il est le premier Américain à être reconnu « artiste de la nouvelle génération » par la BBC, ce qui lui offre l’opportunité d’être engagé pour de nombreux concerts. Très attiré par la musique de chambre, il se produit souvent avec Leon Fleisher, Richard Goode, Midori ou Mitsuko Uchida. Il est devenu, avec cette dernière, co-directeur du Festival Musical de Marlboro depuis 2018. Sur le plan pianistique, il joue aussi bien Schumann que Janacek, Berg ou Kurtag. Il a créé des œuvres contemporaines, notamment de David Ludwig, Leon Kirchner, Bernard Rands ou Salvatore Sciarrino. 

Jonathan Biss, qui s’adonne volontiers à l’écriture, a mis en ligne en 2011 un eBook Beethoven’s Shadow qui contient près de vingt mille mots sur l’art de jouer les sonates du maître de Bonn ; il a également inséré des cours vidéo gratuits sur une plate-forme d’apprentissage en ligne, toujours sur Beethoven. C’est dire si, au moment où il commence en 2012 l’enregistrement des 32 sonates, le mûrissement et l’approfondissement ont précédé l’exercice, que le pianiste aborde sans hâte : le projet prévoit la publication d’un CD par an jusqu’en 2020, et c’est le label Onyx, nous l’avons dit, qui publie les trois premiers volumes. Orchid Classics prend le relais pour la suite. Cette intégrale des 32 sonates n’est pas construite selon un ordre chronologique, mais regroupe à chaque parution trois ou quatre sonates par affinités que nous définirons comme électives. On constate en tout cas une unité d’approche au fil des dix-neuf opus que ces volumes 4 à 8 nous offrent. Au lieu de nous lancer dans une analyse systématique de chaque sonate, nous nous pencherons sur l’esprit et sur l’expression qui dominent, à savoir une grande sensibilité, une liberté de ton et une réelle capacité d’émotion. Cela se traduit en général par des tempi rapides, légers et dynamiques, aux couleurs chatoyantes, avec un toucher clair et limpide. Les leçons de Léon Fleisher ne sont pas loin ; elles ont été en tout cas assimilées et personnalisées.

Il n’est pas inutile de rappeler que Fleisher, qui fut en 1952 vainqueur du Concours Reine Elisabeth, a été l’élève d’Artur Schnabel, qui enregistra une intégrale mythique des sonates de Beethoven dans les années 1930. Si la filiation n’est pas une utopie, cette transmission par le biais de Fleisher se traduit par le rythme, non seulement très présent chez Biss, mais surtout assumé. Ainsi, dès la première partition, cette affirmation tombe-t-elle sous le sens. La densité, les nuances, le sens des contrastes apparaissent avec netteté dans les trois premières sonates. L’intensité n’est pas moindre lorsque sont abordées les pages « à titre » : Pathétique en tension lumineuse, Tempête entre ardeur et colère, ou Appassionata d’une éloquence limpide. Ni dans les 9e et 10e, avec un semblant de fausse désinvolture qui rayonne. La Sonate n° 13 Quasi una fantasia prend une coloration analytique, avec des accents bien soulignés et une poésie distillée avec un grand souci de la modulation. On est saisi par une impression d’improvisation contrôlée qui rend cette musique si intelligible. Les sonates plus brèves (19, 25, 27) accentuent cet effet de discours presque impromptu. Quant aux dernières (29 à 31, la 32 est dans le volume 9 non reçu), elles sont d’une lisibilité, d’une rigueur et d’une hauteur de chant qui permettent, notamment dans la Hammerklavier, franche et décidée, de découvrir un univers presque minéral, au cœur duquel la force habitée est parfois à la limite de la brisure. Tout cela bénéficie d’un toucher décanté, à la fois fluide et concentré, d’une beauté à laquelle il est difficile de résister. 

Un terme convient bien à la vision globale de Jonathan Biss : l’évidence. Malgré les quatre volumes manquants mais dont on est enclin à soupçonner qu’ils ont le même rayonnement, on est face à une entreprise qui révèle un pianiste capable des propositions intimes les plus fouillées comme des moments d’exaltation et d’expressivité maximales. Il faut préciser que le Steinway de Jonathan Biss est bien servi par la technique. Les enregistrements ont été effectués à l’American Academy of Arts and Letters de New-York, institution d’élite qui regroupe 250 membres de plusieurs spécialités artistiques, en septembre 2014 (vol. 4), mai 2015 (vol. 5), juin 2016 (vol. 6), juin 2017 (vol. 7) et juin 2018 (vol. 8), et ont bénéficié à chaque fois de la même équipe artistique et technique. Cela se traduit par une homogénéité dans le son qui privilégie la clarté. Là aussi, sans doute, les affinités se sont concrétisées pour proposer ces sonates qui s’inscrivent aux toutes premières places de la discographie récente. Notre note globale tient compte du fait que nous n’avons pas eu accès à l’intégrale complète.

Note globale : 9 

Jean Lacroix

 

     

 

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