Nouvelle intégrale des concertos pour violon de Mozart : soliste pétillante, orchestre replet, engoncé dans l’acoustique
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Concertos pour violons no 1-5, K. 207, 211, 216, 218, 219. Adagio en mi majeur K. 261 ; Rondo en si bémol majeur K. 269 ; Rondo en ut majeur K. 373. Baiba Skride, violon. Eivind Aadland, Orchestre de Chambre de Suède. Octobre 2019. Livret en allemand, anglais. Orfeo C997201 (2 CDs)
Cette nouvelle intégrale s’en tient aux cinq concertos authentiques. En zieutant loin dans le rétroviseur, on aperçoit une discographie régulièrement abondée, certaines incluant les K. 268, 271 et l’Adelaïde ici écartés. Le sémillant Yehudi Menuhin et le Bath Festival Chamber Orchestra figurent parmi les pionniers (Emi, années 1960), auprès de l’élégant Arthur Grumiaux avec Colin Davis à Londres (Philips). Suivirent Josef Suk avec l’Orchestre de Chambre de Prague mené par Libor Hlaváček (Supraphon), et dans les mêmes années 1970 le souverain David Oistrakh guidant les Berliner Philharmoniker (Emi). La décennie suivante, précédant le bicentenaire de 1991, fut la plus fructueuse : Uto Ughi et l’Academia di Santa Cecilia (RCA), Iona Brown et l’Academy of St. Martin-in-the-Fields (Argo Decca), Pinchas Zukerman et le Saint Paul Chamber Orchestra (CBS), Cho-Liang Lin avec Raymond Leppard et son English Chamber Orchestra (Sony). Deux témoignages concomitants chez Deutsche Grammophon, et avec le Wiener Philharmoniker ! : Itzhak Perlman avec James Levine, Gidon Kremer avec Nikolaus Harnoncourt. Les années 1990 dévoilèrent les approches « baroqueuses » de Simon Standage avec l’Academy of Ancient Music de Christopher Hogwood (L’Oiseau Lyre) puis Monica Huggett et l’Orchestra of The Age of Enlightenment (Virgin, paru en 1994). Bref, sans même invoquer les historiques emeritus dans les concertos 3 à 5 (Stern, Heifetz, Francescatti…), et sans aborder les remarquables alternatives écloses depuis le nouveau millénaire (Shlomo Mintz chez Avie, Julia Fischer en SACD chez Pentatone), la concurrence n’est pas mince, tant en quantité qu’en qualité.
Passer des concertos pour piano à ceux pour violon, c'est un peu comme descendre d'une grande chaîne de montagnes vers les pentes inférieures le long de leurs contreforts. Mais ici, l'air est aussi frais que sur les sommets majestueux, et les environs ne gagnent pas peu en intimité, écrivait le critique et éditeur du Penguin Music Magazine Ralph Hill (1900-1950). C’est cet air frais, qui pique les narines, serre la gorge, engourdit les sens, que l’on perçoit dans cette nouvelle interprétation venue du Nord.
Dans l’ensemble, les mouvements sont abordés sur la corde raide. On acquiert en élan ce qu’on perd en précision, en aplomb, en aménité. Le Presto du n°1 semble précipité, l’Allegro moderato du n°2 d’autant empressé que la virtuose lettone vit ses phrasés bien plus intensément que les cordes ankylosées de l’orchestre suédois, ce qui nous vaut de fréquents décalages, ténus mais fauteurs d’inexactitude. Même sous couvert d’impétuosité, on ne saurait pourtant négliger que derrière les traits et tirades doivent se galber des phrases qui font sens. La grammaire mozartienne s’accommode mal du flou. Or la réverbération caverneuse du Musikhögskolan d’Örebro fait ronfler les basses, les violons s’amenuisent en retrait et n’aident pas à fluidifier une masse ni homogène ni gracieuse. Dans ces conditions, la vive pression d’Eivind Aadland ne parvient à extruder un matériau qui darderait la ductilité requise. Même l’Andante de ce K. 211 cède au caprice, devient primesautier, au détriment du lyrisme. Compliqué pour le chef de peaufiner un phrasé, caler les échanges, quand la soliste suractive le tempo ; on ne sait sur quel pied danser. Entre autres versions, la sérénité certes un brin romantisée de Maxim Vengerov (avec la pépinière de Verbier, Emi février 2006) s’avère bien mieux cohérente et coulante. David Oistrakh à Berlin (Emi, septembre 1971), dirigeant aussi de l’archet, se révélait plus instinctif que le Russe mais plus réglé que le mécanisme dépareillé que nous entendons ici. Une sylphide dans un paysage gercé de rocaille.
L’accroche du K. 216 en ressort épaissie et bouffante, même si Baiba Skride nous y impressionne par l’autorité et la caractérisation de son geste. Les riches teintes de son Stradivarius (Yfrah Neaman), à la fois mordorées et acidulées, surnagent du grumeau qui empèse le délicat Adagio ; son filé contraste aussi avec le pesant accompagnement dans le Rondeau qui du moins s’ébat avec rusticité dans les musettes. Le défaut de sveltesse orchestrale n’est pas secouru par l’acoustique prosaïque du lieu.
Les deux célèbres opus reproduisent les mêmes qualités et défauts. Trilles véloces, ornementation pure, qui n’a pas besoin de vibrato pour se rendre expressif : un violon fin, scintillant, agile voire voltigeur. Mais un orchestre inertiel, rejeté en fond de salle, boursouflé dans les graves, qui corrompt la netteté des lignes, alourdit les appuis et chahute l’énergie rythmique. Les essors de l’Allegro K. 218 s’en trouvent lestés. Le passage étrillé alla turca du Rondeau K. 219 (3’22) s’ébouriffe : là c’est le jeu soliste qui se dépenaille (on réécoutera comme modèle de droiture Szeryng et Alexander Gibson chez Philips). Dommage car l’Andante et l’Adagio chantent chaleureusement.
Baiba Skride tient la vedette. On admirera d’ailleurs tout du long ses ingénieuses cadenzas. Sa prestation très travaillée, charismatique, sensible et acrobate quand il faut, s’inscrit sur un orchestre certes roboratif mais dont les rondeurs pernicieuses et les saveurs de terroir engendrent un rapport déséquilibré. Le résultat global relève de la carpe et du lapin, s’écartèle entre un cru et un cuit, on le craint.
Son : 6 – Livret : 8 – Répertoire : 10 – Interprétation : 7
Christophe Steyne