Le Trio Smetana à la hauteur des plus grands Beethoven 

par

Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Trios avec piano Op 1 N° 3, Op 97 « À l’Archiduc », Op. 70 N° 1 « Les Esprits » et Op. 70 N° 2. Trio Smetana. 2019-2020. 2h11’35. Livret en anglais, en allemand, en français et en tchèque. 2 CD Supraphon SU 4288-2.

Le Trio Smetana a été fondé par le pianiste Josef Páleníček en 1934. En 1945, il a repris le nom de « Trio Tchèque », une formation qui existait depuis 1897 mais venait de cesser ses activités, et il a conservé cette appellation jusqu'à la mort de son fondateur en 1991. Josef Páleníček sera donc resté 57 ans l’âme de cette formation. À ses côtés se sont succédés Otta Silhavy, Alexander Ploce, Ivan Štraus et Jiří Tomášek au violon, et František Smetana, Miloš Sádlo, Alexander Večtomov et Marek Jerie au violoncelle. À sa mort, son fils, le violoncelliste Jan Páleníček, qui avait fondé le Trio Ars en 1984 (avec Zdeţek Páleníček puis Martin Balla au piano, et Dana Vlachová au violon), embarqua son Trio Ars pour reprendre le flambeau et le nom de « Trio Tchèque », changeant de pianiste au passage (d'abord Norbert Heller, et plus tard par Milan Langer). Puis en 1999, le fils quitta le Trio Tchèque (remplacé par Miroslav Petráš) pour faire revivre un nouveau trio, reprenant le nom du Trio Smetana fondé par son père, aux côtés de Jitka Čechová au piano et de Jana Vonášková-Nováková au violon (à laquelle ont succédé Jiří Vodička puis Jan Talich). Le Trio Smetana de cet enregistrement est celui-ci, et il est donc composé de Jitka Čechová au piano (depuis 1999), Jan Talich au violon (depuis 2017) et Jan Páleníček au violoncelle (depuis 1999). Quant au Trio Tchèque, il est encore en activité, avec les mêmes musiciens depuis 1999. 

Pour que cet historique soit exhaustif, il aurait fallu citer les noms de ceux qui ont formé le Trio Tchèque entre 1897 et 1945. Cela dépasserait le sujet de cette chronique, mais ces précisions déjà apportées montrent à quel point la tradition du trio avec piano est importante pour les musiciens tchèques, et combien certains lui ont consacré toute, ou presque toute, leur carrière professionnelle. Il faut dire aussi que les grands compositeurs tchèques ont abondamment fourni le genre avec des œuvres qui ont contribué à leur gloire : Bedřich Smetana, Antonín Dvořák (par 4 fois, dont le fameux Dumky), Leoš Janáček, Josef Suk, Bohuslav Martinů (par 4 fois également) pour ne citer que les plus illustres.

L’apport de Beethoven à cette formation, sans être comparable à celui pour le quatuor à cordes, est considérable. Outre quelques œuvres de jeunesse (un court trio en trois mouvements, WoO 38, et un Allegretto, Hess 48), deux séries de variations (Opp. 44 et 121a) et un autre Allegretto (WoO 39), il nous a donnés sept grands trios : les trois de l’Opus 1, l’Opus 11 pour piano, clarinette (ou violon) et violoncelle, les deux de l’Opus 70 et l’Opus 97. Pour être complet, il faut ajouter deux transcriptions importantes (le Septuor Op. 20 et la Deuxième Symphonie).

Ce double album nous présente l’Op. 1 N° 3 (le plus joué de la trilogie), et les trois derniers, de loin les plus célèbres, notamment avec l’Op. 70 N°1 dit « des Esprits », et l’ultime, « à l’Archiduc ». Tout en ne donnant qu’une idée partielle des trios de Beethoven, cet enregistrement propose ce qui en est le plus significatif. Nous ne savons pas si le Trio Smetana a prévu de graver la suite (ou plutôt, ce qui précède). Les intégrales s’annoncent rarement ainsi, mais qui sait...

Ce serait à espérer, car voilà de superbes interprétations ! Certes, on ne peut pas dire qu’elles renouvellent le propos. Ce n’est pas « historiquement informé », et il n’y a rien de spectaculaire. Mais nous sentons une grande humilité au service de la musique. Et ces trois musiciens sont parfaitement à leur affaire. C’est la pianiste, Jitka Čechová, qui semble mener ses collègues sur le plan musical. C’est en tout cas elle qui a le jeu le plus expressif. Non que Jan Talich et Jan Páleníček n’aient rien à dire, loin de là ! Mais ils le font avec plus de pudeur. Et l’écriture de Beethoven se prête parfaitement à un tel équilibre.

Le Trio en ut mineur Op. 1 N° 3 appartient donc au premier recueil que Beethoven ait jugé digne d’être publié, et qu’il a dédié au Prince Carl Lichnowsky. Dans l’Allegro con brio, les musiciens du Trio Smetana sont frémissants à merveille, et par moments rêveurs. Ils ne s’épanchent pas dans les variations de l’Andante cantabile, dans lesquelles ils privilégient l’unité plutôt que les contrastes ; nulle monotonie pour autant : ils savent varier les couleurs, mais sans forcer le trait. Le Menuetto et son Trio sont plus terriens qu’aériens, mais sans lourdeur, et le Finale, Prestissimo (dommage tout de même d’avoir laissé autant de temps entre les deux), prend la suite tout naturellement. Ils y mettent une belle énergie, allégée par un piano volontiers plus fluide que les cordes ; l’intensité ne se relâche qu’au moment où Beethoven calme cette ardeur, et le Trio s’achève dans un do majeur que les musiciens laissent simple et léger.

Changement radical avec l’immense (presque trois quarts d’heure) Trio en si bémol majeur, Op. 97, dit « à l’Archiduc » en raison de sa dédicace à Rodolphe d’Autriche. Le Trio Smetana y instaure, dès l’Allegro moderato, un climat introspectif, avec une admirable science du rubato, d’une subtilité exemplaire ; assurément, nous ne sommes plus du tout dans l’ambiance encore très classique de l’Opus 1... Si le Scherzo ne manque pas d’élégance, il n’a rien de superficiel ; il arrive même que l’on sente sourdre de l’inquiétude, et le respect de la reprise (qui consiste presque en une répétition intégrale du mouvement, et qui est souvent omise) donne à ce Scherzo un rôle bien plus consistant que celui d’une simple détente avant le prodigieux Andante cantabile. Le Trio Smetana en donne une merveilleuse lecture qui va de l’avant, toute en sérénité ; la sonorité du piano est dense mais sans pesanteur, et les cordes chantent, généreuses et légères. Il s’enchaîne avec l’Allegro moderato final, ici pétillant et jubilatoire à souhait, et qui conclut, malgré quelques passages où Beethoven se montre un rien bavard, le grand trio pour piano, violon et violoncelle qui ouvre la voie aux grands et sublimes chefs-d’œuvre de Schubert, une quinzaine d’années plus tard.

Le deuxième CD est consacré au diptyque dédié à la Comtesse Maria von Erdödy. Le Trio en ré majeur, Op. 70 N° 1, dit « des Esprits », en trois parties seulement, doit son nom au mouvement central inspiré par Shakespeare. Après un Allegro vivace e con brio dense, ardent, mais finalement assez serein, le Trio Smetana aborde ce Largo assai ed espressivo avec lyrisme et plénitude ; et quand drame et peur il y a, les musiciens savent, avec leur sonorité affable, les faire suivre d’un apaisement bienfaisant. Arrive alors le Presto final, dans lequel ils mettent toute leur franchise joviale et leur bonne humeur.

Bien que tout à fait contemporain, l’ambiance est toute autre dans le Trio en mi bémol majeur, Op. 70 N° 2. Après une introduction Poco sostenuto détendue, le Trio Smetana nous emmène dans un Allegro ma non troppo intériorisé, parfois tourmenté, parfois incertain, mais jamais abattu. Dans l’Allegretto, ils sont d’une belle élégance mais montrent aussi les dents à l’occasion. Rien de tel dans l’Allegretto ma non troppo qui les voit chaleureux, affectueux, caressants même... Et dans le Finale, Allegro ils sont ardents, fougueux, et finalement impérieux, conquérants.

Cette version n’est sans doute pas la plus splendide sur le plan purement instrumental. Mais elle a l’immense mérite de nous tenir en haleine, sans jamais faiblir. Le Trio Smetana a de Beethoven une lecture plutôt sérieuse et rigoureuse, mais toujours vivante et jamais austère. Selon l’expression consacrée, si cet enregistrement ne bouleverse pas une très abondante discographie, il vient incontestablement l’enrichir et a toute sa place aux côtés des grands classiques.

Son : 8 – Livret : 7 – Répertoire : 10 – Interprétation : 9

Pierre Carrive 

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.