Paavo Järvi tisse les liens entre l’Estonien Tubin et les Polonais Bacewicz et Lutoslawski

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Eduard Tubin (1905-1982) : Kratt, suite de ballet ; Musique pour cordes. Grażyna Bacewicz (1909-1969) : Concerto pour orchestre à cordes. Witold Lutoslawski (1913-1994) : Musique funèbre. Estonian Festival Orchestra, direction Paavo Järvi. 2021. Notice en anglais, en français, en allemand et en estonien. 58.35. Alpha 863. 

Voici déjà le quatrième album de l’Estonian Festival Orchestra, fondé par Paavo Järvi en 2011, que propose le label Alpha. Après la Symphonie n° 6 et la Sinfonietta de Chostakovich, des pages d’Erkki-Sven Tüür, dont sa Symphonie n° 9 « Mythos », étaient à l’affiche, avant un éventail d‘Estonian Premieres orchestrales où se côtoyaient Kõrvits, Krigul, Tulve, Aints et Sumera. Cette fois, Eduard Tubin, Grażyna Bacewicz et Witold Lutoslawski sont réunis pour illustrer les liens qui ont toujours existé entre l’Estonie et la Pologne, géographiquement proches, nourries par les relations commerciales, et victimes de l’occupation soviétique.

Après avoir étudié dans son pays, Eduard Tubin poursuit sa formation à Bucarest auprès de Zoltan Kodály. Originaire de Tartu, deuxième ville d’Estonie où il retourne après ce séjour roumain, il y fait carrière comme chef d’orchestre. Trajectoire interrompue lorsqu’il émigre en 1944 à Stockholm, où il va s’installer et adopter, au début des années 1960, la nationalité suédoise. Sa production comprend de la musique de scène, vocale et de chambre, mais aussi orchestrale, dont dix symphonies ; l’intégrale en a été gravée par Neeme Järvi (°1937), avec plusieurs orchestres, entre 1982 et 1987, et réunie en un superbe coffret (BIS, 2002). En complément de programme, on trouvait la suite de ballet Kratt, que le chef estonien donnait avec le Symphonique de Bamberg. C’est cette même suite qui ouvre le présent album, enregistré en juillet 2021. Elle est dirigée cette fois par le fils du précédent, Paavo Järvi (°1962). La notice raconte les événements de la création du ballet en 1943 à Tartu, sous la baguette du compositeur, dans une Estonie occupée en 1940 par les troupes soviétiques, puis par les armées nazies, qui autorisèrent la représentation. L’année suivante, donné à Tallinn, Kratt ne connut que six soirées, le bombardement du théâtre par l’Armée rouge entraînant la destruction de la partition d’orchestre. Tubin put néanmoins sauver du matériel d’orchestre et la réduction pour piano avant de se réfugier en Suède. Il composa une suite du ballet en 1961, en réponse à une commande de la radio de son nouveau pays. 

L’histoire tourne autour d’un lutin (Kratt) créé par l’homme ; animé par le diable auquel il devra vendre son âme, il va subir son influence. Tubin a écrit une partition brillamment orchestrée, pleine d’espièglerie et de légèreté colorée, les trois parties s’inscrivant dans la ligne de Stravinsky et de Bartók, mais aussi de Kodály, dont Tubin n’avait pas oublié les conseils qui consistaient à utiliser des thèmes du folklore traditionnel estonien. On savoure les nuances et les contrastes d’une partition originale aux accents dansés, d’un modernisme mesuré. Deux ans après cette replongée dans son passé, Tubin écrit sa Musique pour cordes, qui sera créée en Suisse. Ici, le style est néoclassique, les trois mouvements (Moderato - Allegro - Adagio) dévoilent une expressivité concentrée et une émouvante gravité. Järvi et sa phalange estonienne servent ces deux pages de façon magistrale, les cordes se couvrant de gloire.

Le néoclassicisme est présent également dans le Concerto pour orchestre à cordes de Bacewicz, une œuvre de 1948. Bien que tentée par le sérialisme, la compositrice, qui était aussi violoniste et pianiste et s’était déplacée à Paris dans les années 1930 pour étudier avec Nadia Boulanger et Carl Flesch, se nourrit à la fois de musique baroque et d’inspiration polonaise traditionnelle. La notice précise bien que les rythmes qui parcourent cette partition, notamment dans le Vivo final, correspondent à une sorte d’exorcisme après les épreuves tragiques subies par la Pologne pendant la guerre. Empreinte d’un lyrisme douloureux, l’œuvre est bien représentative de la musique si intéressante de Bacewicz.   

La Musique funèbre de Lutoslawski a été composée « à la mémoire de Béla Bartók » ; elle a valu à son auteur une reconnaissance internationale. Elle aurait dû saluer les dix ans de la disparition du Hongrois, décédé en 1945, mais le compositeur polonais ne la termina qu’en 1958. En quatre mouvements enchaînés dans une instrumentation foisonnante, cette poignante partition, au dodécaphonisme accessible, est inspirée en partie par la Musique pour cordes, célesta et percussions, et se déploie en phases de tension et de rythmes, dans une atmosphère grave mais aussi violente (l’intensité dramatique d’Apogée, la troisième partie), une méditation dépouillée clôturant l’Épilogue. Lutoslawski en a laissé lui-même une version bouleversante dans un enregistrement de 1977, paru alors chez EMI, avec l’Orchestre Symphonique de la Radio polonaise. Un sommet que rejoint presque Paavo Järvi, dont le geste est rigoureux et véhément, comme l’ont été ceux d’Antoni Wit (Naxos, 1994) ou de Dennis Russell Davies à la tête de l’Orchestre de chambre de Stuttgart (ECM, 2012). Lutoslawski conserve toutefois notre préférence pour sa tragique authenticité.

Ce quatrième album de l’Estonian Festival Orchestra pour Alpha fait la démonstration, comme les précédents, d’une entente parfaite entre les membres de cette formation et leur chef.

Son : 9  Notice : 9  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix 

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