Philip Glass revisite « Lodger » de David Bowie et Brian Eno dans sa Symphonie n° 12
Philip Glass (°1937) : Symphonie n° 12 « Lodger », pour voix, orgue et orchestre, sur des chansons de David Bowie et Brian Eno. Angélique Kidjo, voix ; Christian Schmitt, orgue ; Orchestre Philharmonique de Brno, direction Dennis Russell Davies. 2021. Notice en anglais et en tchèque. 39.35. FBO05.
Si vous ne connaissez pas Angélique Kidjo, voici une occasion rêvée de découvrir la voix de celle que l’on surnomme la reine de l’afro-funk. Née au Bénin en 1960, cette ambassadrice de l’UNICEF pour l’enfance, qui a chanté lors de l’ouverture de la Coupe du monde de football en Afrique du Sud en 2010, puis des Jeux Olympiques de Tokyo 2020, reportés en juillet de l’année suivante, est venue à Paris dès 1983, s’y est mariée avec le compositeur et bassiste Jean Hébrail, obtenant de ce fait la double nationalité, avant de partir pour les USA. Angélique Kidjo, qui parle et chante dans cinq langues, a enregistré quelques albums qui ont fait date. Ses influences stylistiques sont diverses : pop africain, rumba congolaise, jazz, gospel, musique antillaise, musique latine, etc… A la fin des années 1990, elle s’est produite avec Philip Glass au piano. Une amitié est née ; dans la foulée, elle a été invitée à un spectacle de soutien au Tibet, au Carnegie Hall, où elle a fait la connaissance de David Bowie, autre ami de Glass.
Entre 1977 et 1979, l’icône du rock David Bowie (1947-2016) a enregistré trois albums rassemblés sous le titre global Trilogie berlinoise. Pour mener ce projet à bien, il a collaboré avec le musicien, arrangeur et producteur Brian Eno (°1948), qui est aussi fan de peinture conceptuelle et de sculpture des sons. La musique des deux premiers albums a inspiré à Philip Glass ses Symphonie n° 1 « Low » (1992) et n° 4 « Heroes » (1996). En ce qui concerne le troisième volet de la trilogie, « Lodger », Glass avait évoqué avec Bowie le projet d’une nouvelle symphonie, basée cette fois non plus sur la musique, mais sur les paroles du chanteur et de Brian Eno. Ce n’est qu’après la disparition de Bowie que Glass a composé sa Symphonie n° 12 qui porte ce titre. Dans l’esprit du compositeur, la voix de cette œuvre ne pouvait être que l’apanage d’Angélique Kidjo. La chanteuse a donc assuré la première mondiale le 10 janvier 2019 à Los Angeles, sous la direction de John Adams. Des modifications ont été apportées ensuite à la partition sur les conseils d’un proche de Glass, le chef d’orchestre Dennis Russell Davies (°1944), qui a enregistré toutes les autres symphonies de son ami. C’est Davies qui assuré la première européenne de cette version révisée, à Londres le 9 mai 2019, la première française étant confiée à Krzysztof Urbanski à Paris le 25 octobre suivant. D’autres changements ont été opérés au fil des concerts, Davies dirigeant la première de la mouture la plus récente en Allemagne, à Dresde, en novembre 2019, puis la première en Tchéquie en avril 2021, au Festival de Prague, avant une autre exécution à Brno le 1er octobre suivant. Entre ces deux séances publiques, Davies a enregistré la Symphonie n° 12 « Lodger » avec le Philharmonique de Brno, dont il est le directeur musical depuis près de cinq ans. Cette session en studio de juillet 2021 fait l’objet du présent album, en première mondiale discographique, et paraît sous le sigle de l’orchestre tchèque. Lors de chacune de ces interprétations de l’œuvre, Angélique Kidjo en a été « la voix », comme voulu par Glass.
Paru en 1979 chez RCA, « Lodger » était le treizième album de David Bowie, et comprenait dix chansons, dans une musique basée sur l’art rock et le rock expérimental, tout en explorant les tendances de la nouvelle vague. La première face du disque évoquait les voyages du chanteur, notamment celui qu’il a accompli en Afrique, plus précisément au Kenya, où il a pris conscience de l’importance et de la richesse de l’africanité. La seconde face s’attachait plutôt à la civilisation occidentale et consistait en quelque sorte à une mise en garde contre les excès dont elle se rendait coupable. En résumé, « Lodger » a pour thèmes fondamentaux l’oppression politique et la folie des hommes. Pour sa Symphonie n° 12, Glass n’a retenu que six chansons de l’album de Bowie, qu’il a organisées dans un ordre différent, mais dans une optique similaire, comme l’explique la notice de Vitěszlav Mikeš, à celle de John Corigliano (°1938) dans son cycle de 2000/03 basé sur sept chansons de Bob Dylan, Mr Tambourine Man. La partie vocale est confiée dans les deux cas non plus à un chanteur, mais à une voix féminine. Glass avait déjà écrit pour Angélique Kidjo le cycle orchestral Ifé. Three Yorúbá Songs, sur des poèmes de la chanteuse, rédigés dans sa langue natale, dont la création fut donnée à Luxembourg en 2014. Dans une note du programme, Glass avait écrit : Angélique, ensemble, nous avons construit un pont sur lequel personne n’a marché auparavant. « Lodger » est un autre pont, jeté vers un univers différent.
Cette Symphonie n° 12 en sept mouvements bénéficie d’une orchestration fastueuse et imaginative, avec des percussions bien en évidence et un orgue flamboyant qui s’impose parfois avec solennité. Après Fantastic Voyage, brève introduction instrumentale à la fois sereine et préoccupée par d’éventuelles conséquences de la guerre froide (le « Lodger » de Bowie date de 1979, rappelons-le), l’entrée d’Angélique Kidjo dans Move On est un moment d’une profonde gravité. Impressionnante, la voix, charnelle, est certes inclassable, mais elle est d’une chaleur intense qui évoque toutes les tiédeurs et toutes les émotions de l’Afrique, imprégnées de voluptueuses raucités et d’accents mordorés. La sensation est celle d’une puissance et d’une présence physique qui fait penser qu’Angélique Kidjo est toute proche, à portée de main. Tout au long du parcours, elle va occuper superbement le terrain des autres chansons et approfondir la part poétique et sensible du projet, Glass adaptant avec habileté les éléments ou les combinaisons de rock et maîtrisant la violence dramatique sous-jacente par des rythmes enlevés. Le tout ponctué par des interventions éloquentes de l’orgue, tenu par l’Allemand Christian Schmitt avec une souveraine aisance.
Dans la notice, le commentateur signale que ce n’est pas par hasard que Glass s’est inspiré à plusieurs reprises de la musique rock. Il précise qu’entre elle et le minimalisme, il existe une relation de genre, en termes d’énergie et de flux hypnotique. On ne peut que lui donner raison. Cette expérience musicale est un message d’universalité auquel il est difficile de résister. Le choix d’Angélique Kidjo par Philip Glass est un coup de maître, de plus formidablement servi par Dennis Russel Davies et cette Philharmonie de Brno qui le suit comme un seul homme pour transmettre toute la portée de l’œuvre. C’est non seulement fascinant, mais envoûtant, la prise de son, très présente, participant à l’impact. Le disque est de courte durée, sans doute, mais que pourrait-on y ajouter ?
Son : 10 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix