Pierre Monteux, 150 ans
En 1961, lorsque l’Orchestre symphonique de Londres fit appel à lui comme chef permanent avec un contrat de 25 ans, on le croyait éternel. Il y avait de quoi : signer un tel contrat à 86 ans équivalait à un bail à vie, un usage assez rare dans un monde où l’usure se fait vite sentir et où les musiciens aiment à voir partir assez rapidement les chefs qu’ils ont tout d’abord encensés. Monteux avait un sens du contact très profond, un grand calme dans le geste comme dans le propos, une compétence que les instrumentistes à cordes appréciaient car il était l’un des leurs, et une précision encore rare à l’époque des excès du post-romantisme. On a attribué à Toscanini l'exclusivité de cette révolution au profit d’une nouvelle rigueur. Mais Monteux a œuvré dans le même sens. L’histoire semble l’avoir oublié. D’ailleurs, comment imaginer avoir dirigé le répertoire qui était le sien, à commencer par le Sacre du printemps dont il fut le créateur, sans une précision qu’ignoraient ses prédécesseurs. Toutefois, limiter les qualités de Monteux à la seule précision rythmique serait réducteur. Son abondante discographie en apporte la preuve. Et s’il fallait se contenter d’un seul exemple, il suffit d’écouter son enregistrement de La Valse de Ravel avec l’Orchestre symphonique de Londres : souplesse et rigueur font bon ménage, élégance sans le moindre excès, l’art de la juste mesure. Inégalé et, à mon humble avis, inégalable.
Monteux était violoniste de formation. Il avait roulé sa bosse dans l’orchestre des Folies-Bergère tout en pratiquant la musique de chambre dans deux des quatuors à cordes français les plus réputés, le Quatuor Geloso et le Quatuor Tracol. En 1893, Édouard Colonne lui offre le poste de premier altiste dans son orchestre. Pendant une vingtaine d’années, il va participer à la création des plus grandes œuvres du répertoire symphonique de l’époque, Debussy, Ravel. En 1906, Colonne le prend à ses côtés comme chef adjoint. Puis ce seront les Ballets russes où il remplace Pierné dès la deuxième saison et où, en l’espace de trois ans, il porte sur les fonts baptismaux quelques unes des œuvres fondamentales du répertoire symphonique et chorégraphique du XXe siècle : Petrouchka (1911), Le Sacre du printemps (1913) et Rossignol (1914) de Stravinski, Valses nobles et sentimentales (1912) et Daphnis et Chloé (1912) de Ravel, Jeux (1913) de Debussy. La porte des États-Unis s’ouvre à lui : deux saisons au Met, cinq ans à la tête de l’Orchestre symphonique de Boston, et il revient en Europe où tous les grands orchestres font appel à lui, notamment le Concertgebouw d’Amsterdam dont il est un invité régulier. Puis c’est l’Orchestre symphonique de Paris, qu’il quittera en 1938 lassé par les querelles syndicales qui entravent son action. San Francisco l’appelle au pupitre de son orchestre symphonique alors en piteux état. Il y restera dix-sept ans et adoptera la nationalité américaine. Monteux est alors devenu une référence tant pour la connaissance du répertoire français que pour bâtir ou relever des orchestres. Toujours à l’affût des œuvres nouvelles, il impose Stravinski, naturellement, avec lequel il reste étroitement lié, mais aussi Poulenc ou Honegger, Villa-Lobos, et chez les Américains, Sessions, Antheil, Creston et bien d’autres. Lorsque la NBC décide de créer un orchestre pour Toscanini à New York, c’est à lui que l’on fait appel pour les concerts préparatoires, afin de façonner l’orchestre à la mesure du maestro. À la fin de sa vie, il s’installe dans le Maine où il fonde une école de direction d’orchestre que fréquenteront notamment David Zinman, Neville Marriner, George Hurst, Michel Plasson ou André Previn.
À l’occasion d’une série d’émissions sur France Musique qui lui étaient consacrées, j’avais longuement rencontré sa fille Nancy pour tenter de comprendre pourquoi la France avait laissé s’échapper une telle personnalité. Et elle m’avait expliqué que la vie symphonique à Paris entre les deux guerres était devenue ingérable avec un va-et-vient permanent des instrumentistes entre les différentes phalanges, ce qui rendait impossible un travail en profondeur comparable à celui auquel il avait été habitué Outre-Atlantique. Et pourtant, à l’époque, le niveau des orchestres américains était bien inférieur à celui des grands orchestres européens. Il existe un enregistrement de répétition où Monteux fait travailler la Marche funèbre de la Symphonie héroïque de Beethoven à l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam. Quelle leçon !