Portrait de compositrice : Juliette Folville

par

La femme n’est que le gracieux perroquet des imaginations, des pensées, des paroles de l’homme, et le joli petit singe de ses goûts et de ses manies.

C’est notamment ainsi que le Français Edmond Huot de Goncourt (1822-1896), fondateur de l’Académie Goncourt, considère la « femme » dans son Journal, le 25 janvier 1890.

Juliette Folville est une preuve, parmi bien d’autres, de l’inanité de cette citation.

Eugénie Emilie Juliette Folville est née à Liège le 5 janvier 1870. Son père Jacques Hubert Louis Jules Folville, connu sous le prénom de Jules, est un avocat renommé né à Liège le 13 octobre 1827. Il y a épousé en 1868 la Liégeoise Emilie Joséphine Eugénie Ansiaux, née le 19 février 1835, connue sous le prénom d’Emilie, une musicienne de talent, mais « sans profession ». Son grand-père maternel, Emile Louis Ansiaux (1804-1874), un banquier nommé Chevalier de l’Ordre de Léopold, a été juge puis président du tribunal de commerce de Liège. Lors de la naissance de leur fille unique, les parents de Juliette étaient domiciliés 7, rue Lonhienne à Liège et la famille y a vécu, au moins jusqu’au décès de Jules (27 novembre 1890). 

Famille

Juliette, enfant unique, est élevée dans une famille de mélomanes, musiciens amateurs de haut niveau. Sa mère Emilie Ansiaux (1835-1929) chante très bien, notamment des œuvres de Jean-Théodore Radoux (1835-1911), directeur du Conservatoire Royal de Musique de Liège de 1872 à 1911. Son père, l’avocat Jules Folville (1827-1890), a suivi, au Conservatoire Royal de Liège, les cours de piano de l’excellent professeur Jules Jalheau (1798-1862), né à Bruxelles de parents liégeois. Ce dernier a été professeur de solfège au Conservatoire de Paris avant d’être appelé, dès 1827, à l’Ecole Royale de Musique et de Chant de Liège nouvellement fondée et qui deviendra le 10 novembre 1831, dès l’indépendance du pays, le premier Conservatoire Royal de Musique de Belgique. Ami de Franz Liszt et adepte de méthodes nouvelles, il y a contribué à la formation de pianistes de valeur comme César Frank (1822-1890). En 1860, il est devenu Chevalier de l’Ordre de Léopold.

Formé par un tel maître, Jules Folville devient un excellent pianiste. Dépassant les conventions sociales de l’époque, il initie sa fille, dès ses quatre ans, tant au solfège qu’au piano. Il sème dans un terreau très fertile. Parallèlement à la musique, il prend à cœur de lui donner ou faire donner des cours d’études littéraires, ce qui développera son don pour la poésie et les langues écrites et parlées, l’allemand et l’anglais notamment. Juliette est une enfant obéissante et respectueuse des règles strictes imposées par son père. 

Le rôle de ses parents dans l’évolution rapide de Juliette est prépondérant. C’est ce que souligne Paul Collin (1843-1915), avocat, poète, librettiste, critique artistique français, dans un poème-hommage à la fillette de 11 ans dont il a admiré le talent lors d’un concert à Spa en 1881.

Sous les yeux maternel, avec l’appui d’un père

Dont l’amour sous vos pas aplanit le chemin,

Marchez sans peur, enfant. Vous aurez, je l’espère,

Aux beaux jours d’aujourd’hui plus d’un beau lendemain.

Très impliqué dans la vie musicale, liégeoise notamment, Jules Folville dispose d’un réseau de connaissances important, ce qui donnera à sa fille l’opportunité de jouer en public et de bénéficier de conseils de musiciens connus, Jean-Théodore Radoux, Jules Massenet, Charles Gounod, Alexandre Borodine, César Cui… 

Formation musicale 

Parallèlement à l’étude du solfège et du piano avec son père, Juliette est inscrite dès ses sept ans au cours de violon donné au Conservatoire Royal de Liège par le violoniste, musicologue, compositeur et archiviste français Charles Théodore Malherbe (1853-1911) qui avait fait partie, à Liège, du quatuor fondé par le Belge Hubert Léonard. Ce dernier avait su communiquer à ses élèves sa belle et puissante sonorité que Charles Malherbe a également transmise à Juliette. Par la suite, elle se perfectionne, toujours à Liège, avec l’excellent violoniste et compositeur belge Ovide Musin (1854-1929) et peut-être aussi avec le Liégeois César Thomson (1857-1931). A cette époque, l’école de violon de Liège était très novatrice et réputée. 

Jean-Théodore Radoux (1835-1911), un ami de la famille Folville qui a reçu le Premier Prix de Rome belge en 1859 pour sa cantate Le Juif errant, est bassiste, pianiste, compositeur, chanteur, pédagogue de haut niveau. Directeur du Conservatoire Royal de Liège de 1872 à son décès, il développe l’institution et lui adjoint un orchestre de qualité. Très dynamique et créatif, il fonde la Société des Concerts (1880) qui fait connaître au public les répertoires classiques et modernes. Voulant préserver les œuvres du passé, il se consacre notamment à la fondation du Musée Grétry (1882). Contrairement à la tradition freinant l’accès des cours de composition aux filles, il permet à Juliette d’intégrer, sans problème, son cours d’écriture musicale (contrepoint, fugue, composition). Elle obtient un 1er Prix de fugue, en 1887, à la fin de sa formation liégeoise.

En 1889, Juliette Folville est incitée par Jean-Théodore Radoux à participer au concours de composition musicale offrant au lauréat le Prix de Rome belge, une bourse d’étude lui permettant d’approfondir son art à l’étranger (Allemagne, Italie, Paris…). 

C’est en 1832 que fut créé ce Prix de Rome belge basé sur le modèle français (architecture, peinture, sculpture), en continuité avec le Prix de Rome néerlandais institué en 1807 par Louis Bonaparte, alors Roi de Hollande et des Pays-Bas (de 1806 à 1810). Le Prix de Rome belge de composition musicale fut organisé à l’instigation de Charles Rogier en 1841. L’équivalent français, créé en 1803, ne fut accessible aux femmes qu’à partir de 1903. C’est en 1913 que Lili Boulanger (1893-1918) devint la première titulaire de ce prix avec sa cantate Faust et Hélène. 

La demande de Juliette est transmise par le Ministre de l’Intérieur et de l’Instruction publique Joseph Devolder au Secrétaire perpétuel de l’Académie Royale de Belgique, Jean-Baptiste Liagre, qui la soumet ensuite à la classe des Beaux-Arts. Après étude attentive du règlement, il apparaît que le concours, placé sous l’autorité de la classe des Beaux-Arts de l’Académie royale de Belgique, n’est ouvert qu’aux Belges, âgés de moins de trente ans, qui auront été reçus à la suite d’un examen préparatoire devant un jury. Le mot Belge n’ayant pas de genre, il s’agit aussi bien d’hommes que de femmes, et l’Académie répond au Ministre que rien ne s’oppose à une candidature féminine. Cette interprétation du règlement est soutenue par plusieurs académiciens dont Jean-Théodore Radoux, et acceptée par le Ministre.

Malgré des avis plutôt favorables à la participation de Juliette à ce concours, des obstacles infranchissables se dressent finalement sur son chemin. Il s’agit de la réputation des femmes dont la vertu serait menacée. Comme une proximité des candidats masculins et féminins semble inévitable, il convient de prendre des dispositions spéciales liées à l’emplacement et à la surveillance de la loge assignée à la concurrente pendant la durée du concours. Une requête de Juliette propose la surveillance d’une gardienne, sa mère par exemple et non d’un gardien et qu’elle ne soit jamais en présence de concurrents masculins. Elle est transmise à l’Académie accompagnée d’une lettre de Radoux affirmant que Madame Emilie Folville est incapable d’aider sa fille dans son travail de composition. Après bien des tergiversations, la demande d’abord acceptée est finalement refusée et la décision, officiellement communiquée au Ministre le 6 juillet 1889, précise : Dans l’opinion de la Classe, il n’y a pas lieu de prendre, dans la circonstance actuelle, une mesure exceptionnelle qui pourrait être invoquée, à titre de précédent, par un autre concurrent que son état de santé, par exemple, mettrait dans le cas de réclamer la société et les soins d’une personne amie et dévouée.

La presse conteste le bien-fondé de cette décision et conclut qu’après avoir, en principe, permis aux femmes de concourir, la Classe des Beaux-Arts a voulu rendre impossible son application. Le concours est désormais fermé aux jeunes filles qui se respectent et veulent se faire respecter.

Malgré l’ouverture d’esprit plus favorable aux femmes en Belgique qu’en France, le principe d’égalité ne s’est pas manifesté en faveur d’elles dans les institutions créées par et pour des hommes à cette époque encore très « patriarcale ». Un argument supplémentaire est la crainte qu’elles puissent prendre la place d’hommes dont la musique est le gagne-pain. Pour elles, cela doit rester un divertissement.

En 1890, le critique belge Lucien Solvay écrit dans Le Ménestrel français, à quel point l’affaire du Prix de Rome avait ému les « apôtres de l’émancipation des femmes », malgré l’indifférence apparente de Juliette Folville à cet égard. En fait, les compositrices de cette époque, privées de modèles historiques, n’ont pas conscience d’une revendication féministe.

Juliette Folville a malgré tout créé un précédent et, en 1895, la Liégeoise Henriette van den Boorn-Coclet (1866-1945), formée également au Conservatoire Royal de Liège, a présenté le concours, l’a obtenu et a pu en profiter. 

Les nombreux talents de Juliette Folville

En plus d’être pianiste, violoniste et compositrice, Juliette Folville deviendra aussi claveciniste, organiste, cheffe d’orchestre, pédagogue et conférencière. Réussissant à ne pas tenir compte des restrictions imposées aux femmes par un milieu musical professionnel essentiellement masculin, elle fera figure de pionnière dans plusieurs domaines.

Juliette déploie très tôt deux de ses ailes : le violon et le piano

Ayant profité d’excellents professeurs, Juliette se développe vite et merveilleusement. Se produisant en concert à la Société d’Emulation de Liège à l’âge d’à peine 8 ans (1/12/1878), elle y montre ses dons pour le violon en jouant une Fantaisie pastorale du violoniste belge Jean-Baptiste Singelée (1812-1875) et tient la partie piano du Trio en ré mineur de Felix Mendelssohn, écrit aussi pour violon et violoncelle. 

Jouant un violon Stradivarius, Juliette fait sensation lors d’un concert organisé sous le patronage du Gouverneur de la Province de Liège, en 1882.

Se crée alors le « phénomène Folville » qui va la propulser dans des concerts de charité en Belgique (Liège, Verviers, Spa, Bruxelles…) et dans certaines villes des pays voisins (Aix-la-Chapelle (1880), Cologne (1883 au Gürzenich), Lille (1885), Paris (1886)…). A ces occasions, elle interprète surtout des pièces à la mode composées par Jean-Delphin Alard (1815-1888), Charles-Auguste de Bériot (1802-1870), Frédéric Chopin (1810-1849), Felix Mendelssohn (1809-1847)…

La distinguant des enfants « prodiges mécaniques », des journaux comme La Meuse et Le Guide musical encensent « le talent très sérieux » de cette « musicienne de race ».

Juliette manifeste, parmi ses autres dons, celui de compositrice

C’est aussi très jeune que Juliette compose et fait connaître ses œuvres en public. Beaucoup de celles-ci sont dédicacées.

En septembre 1880, Charles Malherbe interprète, lors d’un concert de charité donné à Esneux, deux fragments d’un concerto pour violon composé par son élève alors âgée de 10 ans. 

Pendant les quatre années suivantes, elle compose assidûment. Elle a l’opportunité de faire publier une œuvre par an par la Veuve Muraille qui a repris la maison d’édition liégeoise fondée par son époux Léopold en 1840 : Souvenir de Mozart. 1eSonatine pour le Piano (1881), 2e Sonatine pour le Piano, dédicacée à son oncle Gustave-Léon Ansiaux (1882), onze petites pièces pour voix et piano constituant deux recueils de Chants printaniers (1883 et 1884) pour certains desquels elle met en musique des vers de Paul Collin (1843-1915). 

A cette époque, la musique de Juliette est influencée par celle de Jules Massenet (1842-1912) dont Paul Collin est aussi parfois le librettiste. Le premier recueil de Chants printaniers lui est envoyé sous l’instigation de Paul Collin et le second lui est dédicacé. A l’écoute des pièces du premier recueil, il écrit à Juliette le 15 juillet 1883 : Quel printemps et quel été cela nous promet Ce ne sont pas des compliments, Mademoiselle, mais c’est l’expression vraie de mes sentiments. Débute alors une relation épistolaire entre les deux musiciens. 

Comme Franz Liszt en 1844, César Franck en 1847 et Gabriel Fauré en 1865, Juliette compose, en 1885, une mélodie pour voix et piano sur un texte que Victor Hugo (1802-1885) a écrit en 1834 : « S’il est un charmant gazon / Que le ciel arrose / Où brille en toute saison / Quelque fleur éclose / Où l’on cueille à pleine main / Lys, chèvrefeuille et Jasmin / J’en veux faire le chemin / Où ton pied se pose / … ». 

Elle compose aussi sur ses propres textes comme Scènes champêtres (1885), une suite orchestrale comprenant quatre tableaux Aux champs, Dans la montagne, Rêveries et Fête de village.

En 1886, Jules Folville emmène Juliette pour quelques temps à Paris pour qu’elle puisse se perfectionner, notamment avec le pianiste et professeur au Conservatoire de Paris Eraïm Miriam Delaborde (1839-1913). Cela lui permet de rencontrer Charles Gounod, Camille Saint-Saëns et d’autres musiciens, créant des liens qui pourraient lancer la carrière parisienne de sa fille. 

Lors d’une soirée musicale qu’Oscar Comettant (1819-1898), compositeur et critique musical au Siècle et au Ménestrel, organise dans ses salons privés le 9 décembre 1886, Juliette, très impliquée dans le concert, est présentée au public français. Voici un extrait du compte-rendu du concert publié dans le Ménestrel.

Dans le but de nous présenter et de nous faire entendre Mlle Juliette Folville, pianiste, violoniste et compositeur de musique, M. Oscar Comettant nous conviait jeudi dernier, dans ses salons du faubourg Montmartre, à une soirée musicale des plus intéressantes. Nous ne pouvons faire moins que constater la phénoménale organisation de cette fillette de quinze ans qui, pendant deux heures d’horloge, a su tenir sous le charme de son merveilleux talent un auditoire où l’on pouvait remarquer MM. Ambroise Thomas, Benjamin Godard, Antoine-François Marmontel, Charles Wilfrid de Bériot, René de Boisdeffre, Paul Collin, Jean-Jacques Masset, etc. Parmi les compositions de la jeune artiste qui nous ont le plus particulièrement frappés, nous devons citer une suite de cinq petites pièces pour piano, intitulée Scènes de la Mer, d’une fraicheur et d’une distinction charmantes, une Aubade, poésie de M. Paul Collin, chantée avec talent par M. Bosquin, et une Berceuse, soupirée par Mlle Rosa Bonheur. Le grand attrait de la soirée a été l’audition du Concerto romantique pour violon de M. Benjamin Godard, exécuté par l’auteur et Mlle Folville. Véritable régal musical.

Oscar Comettant et le violoniste français Benjamin Godard (1849-1895) vont soutenir Juliette et tenter de lui forger une carrière en France. Un concert auquel elle participe en mai 1887 à la salle Pleyel sous la direction du violoniste Edouard Colonne (1838-1910) est un véritable succès. Le poète Jules Abrassart (1828-1893) la gratifie d’un poème :

Quoi ! Si jeune, parler une langue sacrée !

Etre tout à la fois, ô mignonne inspirée,

Oiseau frêle, et planer d’un vol si triomphant !

 

Dieu n’a pas doté mieux ses plus puissants poètes :

C’est pourquoi, - les yeux clos, - chacun dit que vous êtes

Ou la Fée, ou la Muse… et non point une enfant !

Malgré son premier succès dans le monde parisien, Juliette va plutôt se concentrer sur Liège, Spa, la côte belge, Tournai et des villes proches de la Belgique, Maastricht, Aix-la-Chapelle, Cologne… Plusieurs de ces villes font maintenant partie de l’Euregio Meuse-Rhin.

En 1886, son chant de Noël Hodie, Christus natus est pour chœur et orchestre est créé dans la Cathédrale de Liège.

Elle reviendra en France, présenter son grand opéra en deux actes, Atala, à l’Opéra de Lille (1892) et au Théâtre des Arts de Rouen (1893). Atala est un drame lyrique exotique basé sur un livret de Paul Collin, dont l’action se passe en Louisiane. C’est une histoire d’amour entre l’Indien Chactas et la jeune Atala, d’ethnies et de religions différentes. Leur union échouera suite à la pression de l’entourage. Ce thème est celui que l’on trouve notamment dans la tragédie Roméo et Juliette de William Shakespeare (XVIe siècle) et, bien plus récemment, dans la comédie musicale américaine West Side Story.

 

La Comtesse Louisa de Mercy-Argenteau et le groupe des cinq Russes

Une rencontre décisive pour Juliette Folville est celle de la Comtesse Louisa de Mercy-Argenteau née Louisa de Riquet de Caraman-Chimay (1837-1890). Cette pianiste, compositrice, mélomane et mécène est une personne remarquable. Elle a notamment fait connaître à Liège, à la Belgique, à la France… les compositeurs russes du « groupe des cinq » : Nikolaï Rimski-Korsakov, Alexandre Borodine, César Cui, Mili Balakirev et Modeste Moussorgski. 

A Argenteau, elle réunit, en 1884, un petit groupe de mélomanes enthousiastes dont Alfred Habets (qui écrira un ouvrage sur Borodine), Jean-Théodore Radoux et l’avocat Jules Folville accompagné de sa fille Juliette. Une grande amitié s’installe entre la Comtesse et Juliette qu’elle considère comme sa filleule. Débute alors une abondante correspondance entre elles. La Comtesse invite très souvent Juliette à des concerts privés. Il leur arrive de jouer à elles deux des œuvres pour piano à quatre mains. Elle assurera la promotion de la jeune musicienne en lui fournissant des engagements et en la présentant à des compositeurs renommés comme Franz Liszt, Alexandre Borodine, César Cui…

Le premier séjour d’Alexandre Borodine à Argenteau date de 1884. Il rend visite au pianiste et chef d’orchestre liégeois Théodore Jadoul (1848-1890) qui dirige des concerts de musique russe auxquels assiste Juliette. La Comtesse le présente à la famille Folville. Il est impressionné par la jeune fille qui lui décerne le titre de « parrain », à son grand plaisir, et une correspondance pleine d’affection débute entre eux. Ma chère filleule, recevez mes plus chaleureux remerciements pour le titre honorifique de parrain que vous avez eu la bonté de me décerner (…). Veuillez transmettre mes respects à vos parents, et dites-leur que je les envie grandement… Vous savez bien pourquoi ?

Très attachée à la Comtesse Louisa de Mercy-Argenteau, Juliette compose, en 1885, une Berceuse pour voix et piano en cadeau à son petit-fils, le Marquis Antoine Hubert de Bésiade d’Avaray, Marquis d’Avaray, né à Argenteau le 1er octobre 1885.

En 1886, la Comtesse offre à Argenteau un concert à Franz Liszt, un de ses proches. Juliette Folville y interprète au violon la Cavatine extraite la Suite op. 25 de Cui, son père tenant la partie piano. 

Le 27 février 1887, Alexandre Borodine décède inopinément chez lui, à Saint-Pétersbourg. C’est un déchirement pour Juliette. Un hommage public est rendu à l’artiste dans la salle de l’Emulation de Liège où l’on programme Dans les Steppes de l’Asie Centrale et l’Andante de la 2e symphonie. La Petite Suite est interprétée par Juliette Folville, la pianiste désignée ayant eu un empêchement. La Comtesse écrit à la jeune fille Je serai bien heureuse de vous féliciter verbalement pour l’acte de bravoure et de dévouement de la filleule de Borodine au concert de l’Emulation.

Après le décès d’Alexandre Borodine et celui de son mari le Comte Eugène de Mercy-Argenteau (1838-1888), la Comtesse Louisa se lie d’amitié avec César Cui dont les séjours au Château d’Argenteau deviennent fréquents. L’accompagnent son épouse Malvina et leurs enfants Lydia et Sacha. En 1885, après lecture de deux partitions de Juliette envoyées à Saint-Pétersbourg par la Comtesse, il lui écrit : Chère amie, le talent de la jeune Folville pour la composition est selon moi incontestable. Elle trouve des phrases heureuses ; elle possède le sentiment harmonique, elle a d’excellentes intentions. C’est tellement convenable que signées par Gounod, ces deux mélodies pourraient passer parmi les nombreuses mélodies du maître sans soulever des doutes sur leur authenticité

César Cui, qu’elle ne rencontre que vers 1886, devient bien vite un de ses conseillers, professeur et mécène. L’envoi de partitions et leurs commentaires créent une correspondance amicale. Cui ne ménage pas ses conseils à la jeune musicienne, tant pour ses compositions que pour le choix des textes, supports de ses mélodies. 

Un premier séjour de Juliette dans leur pays, en 1888, permet aux Anglais de découvrir la maîtrise de la jeune fille. Le 3 mai, elle est soliste lors d’un concert au Princes Hall d’Aldershot, un grand théâtre proche de Londres. Pianiste dans la première partie, puis violoniste, elle complète, par des œuvres personnelles, des pièces de Chopin et Beethoven (piano) et de Mendelssohn (violon). Par la suite, avec d’autres musiciens, elle se produit, dans des salons pour des concerts de charité. Un correspondant au journal La Meuse écrit : Elle laisse parmi nous un souvenir sympathique et une renommée qui s’appuie sur un talent et des connaissances merveilleuses pour son âge. Elle a 18 ans.

La Comtesse Louisa de Mercy-Argenteau apprécie beaucoup la compagnie de la famille Folville. En 1889 et 1890, elle accueille Juliette à Argenteau durant des séjours d’été de la famille Cui. Celle-ci profite de la sérénité de l’endroit pour répéter, composer, assister et participer à des concerts privés, se détendre avec Lydia Cui. En 1890, Jules Folville gravement malade est invité à profiter de l’atmosphère paisible du château alors que la Comtesse est en Russie, mais sa santé fragile ne permet pas son transfert. Il décède à Liège le 27 novembre 1890, âgé de 63 ans. Sa fille de 20 ans mettra un point d’honneur à veiller sur sa mère, humainement et financièrement.

Vers 1889, la Comtesse Louisa accompagne la famille Cui à Saint-Pétersbourg. Revenue en Belgique, elle apprend qu’elle est atteinte d’un cancer. C’est lors d’un retour dans l’appartement des Cui, à Saint-Pétersbourg, qu’elle rend l’âme le 8 novembre 1890. Les maîtres de musique russes viennent s’incliner devant sa dépouille. Le 15 novembre, l’enterrement a lieu à la chapelle de Wixhou, proche du Château d’Argenteau. Tous les villageois y montent et rejoignent les grandes familles aristocratiques. César Cui est présent ainsi que Juliette Folville à qui le musicien murmure Petite, nous nous souviendrons de ce jour…

En 1889, Juliette avait dédié à sa « marraine » une Berceuse pour chant et piano

La Comtesse et Cui s’étaient efforcés de faire inviter Juliette aux concerts de la Société musicale de Saint-Pétersbourg pour qu’elle se fasse une réputation en Russie. Il n’en fut rien et une tournée programmée en Allemagne fut également annulée.

Le décès de la Comtesse fut un choc pour Cui qui se consacra entièrement à sa carrière militaire et arrêta de composer pendant un certain temps. J’ai donné à la comtesse tout ce que j’avais de plus cher et qui m’appartenait – mon talent ; il me semble qu’elle l’a emporté dans son tombeau et j’en suis content…

César Cui charge Juliette d’être gardienne de la mémoire de la Comtesse et, notamment, de terminer un opéra dont elle avait entamé la composition, Jean de Chimay. Cette œuvre devait honorer un de ses ancêtres, Jean II de Croÿ, premier Comte de Chimay (1473). Le livret, basé sur un récit romancé, pseudo-historique, en quatre actes dû à Alfred Billet, ne doit pas être confondu avec l’opéra-comique Couvin ou Jean de Chimay de Daniel-François-Esprit Auber (1782-1871) paru en 1812 grâce au mécénat du Prince de Chimay. 

Des fragments de l’opéra entamé par la comtesse seront composés et produits par Juliette, mais l’œuvre entière ne sera pas terminée, Alfred Billet, impatient, lui ayant retiré le livret.

Cheffe d’orchestre

Juliette Folville est la première femme qui dirigea le Concertgebouworkest d’Amsterdam. 

Le lendemain de Noël 1890, neuf jours avant son vingtième anniversaire, la jeune Belge dirige en effet cet orchestre fondé deux ans auparavant. Le Concertgebouw est situé à Nieuwer-Amstel, une commune qui sera annexée à Amsterdam peu après. 

Face à un public nombreux, elle montre sa valeur par deux fois le même jour : à l’extraordinaire « Concert du matin » puis au « Concert populaire du soir ». Chaque fois, le programme, haut en couleur, reflète le goût musical de l’époque. Juliette interprète entre autres le Concerto pour piano d’Edvard Grieg (1843-1907) et le Concerto pour violon de Felix Mendelssohn (1809-1847). Comme le rapporte l’Amsterdamsche Courant, son jeu au violon était extraordinaire sans fautes, riche en expression et plein de rigueur et de goût ; quant à son jeu pianistique, La jeune dame est meilleure dans des pièces légères pour salons que dans les difficiles sonates de Beethoven.

Aux deux concerts, le chef attitré, Willem Kes (1856-1934), cède sa baguette à Juliette pour le dernier morceau avant la pause. Sous sa direction, l’orchestre présente quelques passages des Scènes Champêtres qu’elle a composées en 1885. Le Muziekbode note que, comme cheffe d’orchestre, elle est encore un peu timide, mais que ce n’est pas étonnant face à un orchestre tel que celui formé par Monsieur Kes.

Le journal néerlandais Caecilia écrit : L’invitée belge jouait excellemment, mais sa prestation en tant que cheffe d’orchestre avait montré qu’aussi loin que puisse aller l’émancipation des femmes, il n’est pas souhaitable…que cet exemple soit suivi. 

En 1892, Juliette, 22 ans, est invitée à se produire à Bruxelles pour la Société des Concerts du Waux-Hall qui organise des concerts publics. Quand elle a reçu le bâton de chef de la main du chef d’orchestre Léon Dubois, un journaliste du journal Le Soir a écrit …On eût dit le sexe fort abdiquant sa puissance entre les mains du sexe qui s’était contenté jusqu’à présent de régner par ses charmes. Et quand on a vu cette jeune femme conduire cette phalange d’hommes et les faire marcher…à la baguette, il n’y avait pas à dire, nous nous sommes tous sentis vaincus…Inutile d’ajouter que l’on a fait à Mlle Folville un grand succès. On le lui aurait fait par pure galanterie ; mais en femme avisée, elle a eu la coquetterie de savoir encore le mériter.

Mises en garde

Juliette Folville est très adulée en Province de Liège. Certaines personnes comme les musiciens Anton Rubinstein (1829-1894), César Cui (1835-1918) et Maurice Kufferath (1852-1919), qui deviendra directeur du Théâtre de la Monnaie de Bruxelles de 1900 à 1919, mettent toutefois en garde la jeune artiste. Dans le Guide musical, journal auquel il collabore, Maurice Kufferath écrit, en mars 1890 Comme pianiste et violoniste, je ne crois pas que Mlle Folville songe à se poser en virtuose. Sur l’un ou l’autre instrument, son jeu manque précisément de virtuosité ; mais je me hâte d’ajouter qu’il est tout fait remarquable par la justesse du sentiment, par le naturel, la simplicité, la finesse ; cela est tout-à-fait musical.

En août 1892, il précise : Ce qu’il y aurait de mieux à souhaiter maintenant à Mlle Folville, c’est de se concentrer. Elle est certes merveilleusement douée, mais, au total, elle n’est ni une pianiste accomplie, ni une violoniste extraordinaire, ni un compositeur bien original. En province, ce demi-talent en toutes choses peut suffire ; mais pour marquer en art, il faut un pouvoir plus accusé. A partir de 1895, elle se concentre sur les instruments à clavier, mais n’abandonne pas le violon.

A cette époque, les concerts auxquels participent les femmes sont souvent organisés dans des salons privés ou conçus pour des œuvres de charité. Les musiciennes n’en retirent aucun profit. En 1893, inquiet de la situation financière de Juliette et de sa mère, Cui essaie de lui trouver une place au Conservatoire de Moscou ou de Liège. Il n’y arrivera pas, et ses tentatives pour lui permettre de jouer à Moscou et Saint-Pétersbourg lors de la saison 1897-1898 échoueront aussi, malgré sa fonction de directeur de la Société impériale de Musique russe à Saint-Pétersbourg de 1896 à 1904, la priorité étant donnée aux musiciens russes.  

Carrière liée à Liège

A la mort de son époux, la mère de Juliette, sans ressources, bénéficie de la présence de sa fille à Liège le plus souvent possible. Jean-Théodore Radoux Directeur du Conservatoire Royal de Liège, conscient des problèmes financiers de la famille, s’efforce de proposer des travaux assez rentables à son ancienne élève.

En 1893, Juliette intègre pour un temps relativement court un nouveau quatuor liégeois, le Quatuor Geminick, du nom de son fondateur Désiré Geminick, premier violon. Elle tient l’accompagnement au piano.

Elle délaisse la composition et se consacre plutôt à l’interprétation et à la direction d’orchestre, plus rentable. Radoux lui fournit des opportunités en ce sens. Malgré le fait qu’elle ne soit pas officiellement engagée au Conservatoire, il lui propose de réaliser des arrangements musicaux, des compositions d’examens et des traductions, le plus souvent allemand-français. En fait, depuis plusieurs années, Juliette y exerçait des activités de chambriste, conférencière, compositrice et même cheffe d’orchestre. Diriger un orchestre d’hommes est une exception pour les femmes de l’époque. Ses talents étaient appréciés au Conservatoire Royal de Liège où elle a dirigé une audition de son opéra Atala, et elle le fera environ une fois par an jusqu’en 1909. La presse est conquise et le Guide musical la félicite de ses efforts intelligents dans une entreprise qui eût donné à réfléchir à un Mottl ou à un Richter. (L’Autrichien Felix Mottl (1856-1911) et l’Austro-Hongrois Hans Richter (1843-1916) sont parmi les plus brillants chefs d’orchestres de l’époque).

Le 21 décembre 1897, elle est nommée officiellement professeur adjoint de piano, car un poste s’est libéré, puis professeur de piano pour jeunes filles en 1900. Sa situation financière se stabilise et la met en contact avec de futurs collaborateurs dont le violoniste Léopold Charlier (1867-1936) et le violoncelliste Maurice Dambois (1889-1969). 

Juliette choisit, pour ses concerts, les compositions qu’elle apprécie, dont le répertoire romantique allemand et des pièces de compositeurs russes Borodine, Cui, Tchaïkovski, Rimski-Korsakov, Glazounov, Rachmaninov. Elle s’entoure de musiciens de qualité. En 1903, Cui, enchanté du succès de ses compatriotes, leur transmet, quand c’est possible, les félicitations de Juliette pour leurs œuvres. 

Musique ancienne

Avant que cela revienne à la mode, la « musique ancienne » intéresse des musiciens liégeois. Juliette joue un rôle important dans le renouveau de ce répertoire en interprétant au clavecin des œuvres de compositeurs du XVe au XVIIIe siècles. Celles-ci commencent à être éditées et des musiciens liégeois, comme le professeur de chant au Conservatoire, Jean-Léonard Terry (1816-1882) les rassemblent et les programment. Jean-Théodore Radoux fait l’acquisition de la collection de Terry et transmet sa passion. Il participera en 1910 à la création de la Société de Musicologie qu’intègreront Juliette et Léopold Charlier, dans le but de développer des recherches musicologiques et d’exploiter les fonds musicaux belges. En 1929, cette société deviendra la Société liégeoise de Musicologie.

Juliette s’est mise au clavecin et organise des séances de musique de chambre de style ancien. La faiblesse sonore de l’instrument mène à des critiques qui l’incitent à se tourner vers le piano carré et le pianoforte, et à ajouter d’autres instruments, comme la viole de gambe et le violon. Elle revient au clavecin et ses concerts sont accompagnés d’une introduction historique. Elle donne également des cours pratiques. 

L’intérêt pour ce type de musique prend de l’ampleur vers 1895. L’expertise de Juliette est reconnue au niveau national et en décembre 1897, elle donne un concert-conférence au Cercle artistique et littéraire de Bruxelles où elle joue sur des imitations de clavecins anciens, accompagnée d’Anthony Dubois au violon et d’Edouard Jacobs à la viole de gambe. 

Léopold Charlier, professeur au Conservatoire de Liège, a fondé le Quatuor Charlier que rejoint Juliette, au piano, pour interpréter la Sonate de César Franck (1897). Débute ainsi une collaboration entre les deux musiciens qui durera jusqu’au décès de Charlier (1936), et basée sur deux projets musicaux : les projets du Quatuor Charlier et des séances d’histoire de la sonate pour violon et piano. Ce Séminaire d’histoire de la sonate ancienne et moderne, combine commentaires et interprétations sur des instruments adaptés à l’époque de leur création. Juliette décline, faute de temps, la proposition de remplacer définitivement au violon, un des quatre membres du Quatuor qui s’est retiré. … Etant donné les occupations multiples auxquelles je dois faire face…ce serait presqu’une folie de m’engager à assumer de nouvelles obligations…

Expositions universelles

En 1905, une Exposition universelle est organisée à l'occasion du 75e anniversaire de l'indépendance belge. Son objectif est de montrer au monde la puissance économique de la Belgique. Elle se tient à Liège, un fleuron de l’industrieuse Wallonie.

Lors de la cérémonie d’ouverture (25 avril) et devant un public nombreux, six cents choristes chantent la Cantate inaugurale composée par Jean-Théodore Radoux sur un poème de Jules Sauvenière où foisonnent les idées patriotiques. 

Juliette, fierté locale, est aussi mise à l’honneur. On lui offre un concert entier où, le 26 août, à la fois compositrice, virtuose, et cheffe d’orchestre, elle interprète son Concerto pour piano, dirige des fragments de ses opéras Atala et Jean de Chimay et produit, pour la première fois, son Concertstück pour violoncelle avec Maurice Dambois comme soliste. 

Dans le cadre de l’Exposition universelle et internationale de Bruxelles de 1910, un concert de musique ancienne est organisé au Cinquantenaire, le 19 juillet, en lien avec une exposition d’art ancien qui s’y tient. La Reine Elisabeth apprécie beaucoup la qualité du programme proposé par Juliette Folville et les frères Fernand et Lucien Mawet, compositeurs, organistes et membres de la chorale « A Capella de Liège ».

L’Angleterre

En 1914, la guerre est déclenchée. Juliette demande un congé à Sylvain Dupuis (1856-1931), directeur du Conservatoire Royal de Musique de Liège de 1911 à 1925, pour se réfugier en Angleterre avec sa mère à la santé fragile. A Londres, elle donne des cours de piano et de violon. Elle y organise aussi des Récitals-causeries de musique ancienne et moderne et récolte des fonds pour la Belgique en participant à des concerts de bienfaisance dans tout le pays. 

Au début de 1915, elle se lie d’amitié avec Lucy Broadwood (1858-1929), une chanteuse, compositrice, pianiste, poétesse, faisant des recherches sur la musique ancienne (folk-song). Celle-ci l’introduit dans des concerts privés à Londres. 

Juliette travaille comme professeure et interprète dans la station balnéaire de Bournemouth où elle s’est installée avec sa mère. Pendant plus de quinze ans, elle collabore avec Sir Daniel Eyers, dit Dan Godfrey (1868-1939), un chef d’orchestre dirigeant notamment le Bournemouth Municipal Orchestra dont des prestations seront enregistrées de 1914 à 1933. La musique anglaise cédant un peu de place à la musique belge, Juliette est plusieurs fois mise à l’honneur. Elle est engagée comme soliste au Bournemouth Winter Gardens. En 1921, Dan Godfrey met sur pied un concert spécial dans lequel il la dirige jouant son Concerto pour piano, le Concerto romantique pour violon et orchestre de Benjamin Godard (1849-1895) puis les Fragments symphoniques de Jean de Chimay. 

L’année 1923 voit l’inauguration d’une nouvelle station radiophonique, la Bournemouth Station dotée de son propre Wireless Orchestra. Juliette est séduite par la diffusion radiophonique de la musique, une technologie naissante, et s’y implique.

Juliette et sa mère restent en Angleterre après la guerre. C’est le 13 janvier 1929 qu’y décède Emilie Folville. 

Suite à sa longue absence, Juliette perd son poste au Conservatoire de Liège. Son besoin crucial d’argent lui fait vendre son violon Stradivarius et c’est Eugène Ysaÿe (1858-1931) qui se charge des négociations. Juliette lui écrit : Ma joie serait grande si cet instrument était destiné à un de vos élèves, qui le ferait chanter comme vous… Oh ! Ce son merveilleux, cette âme qui vivait dans votre moindre note… quel souvenir il en reste !

Retour en Belgique

En mars 1930, Juliette Folville, fervente catholique, prend un accord avec les Chanoinesses régulières de Saint-Augustin résidant au Monastère de Jupille, près de Liège.

Mademoiselle Folville recevra du Monastère, non à titre de compensation pour son travail qui n’est pas évaluable, mais en reconnaissance de ce qu’elle voudra bien faire pour la maison, la disposition de deux chambres au second de la Villa, tout ce qui est nécessaire à l’entretien de la vie et une somme de 1500 francs par mois.

Juliette est en Belgique le 28 octobre 1930 et elle inaugure avec le Liégeois Joseph Jongen (1873-1953), tous deux en tant qu’organistes, le grand orgue de l’église Saint-Hubert d’Esneux construit entre 1928 et 1930 par les frères Slootmaekers. 

Elle s’installe à Jupille en 1932, sans entrer dans les ordres. Cette année-là, le Conservatoire Royal de Liège rend hommage à son ancienne professeure en lui consacrant une audition annuelle. Elle présente quelques-unes de ses œuvres maîtresses.

Juliette reprend ses activités de concertiste et de compositrice dès son retour en Belgique, à la grande fierté du milieu musical liégeois. Grâce à un financement octroyé par la Fondation musicale Reine Elisabeth, elle entame, en 1933, une tournée de récitals de musique belge en Europe centrale, Allemagne, Autriche, Pologne, avec le violoniste liégeois Maurice Raskin (1906-1985). Ils sont ensuite reçus au Palais Royal de Laeken par la Reine Elisabeth. 

En 1935, les Amis de l’Art Wallon l’honorent et introduisent plusieurs de ses œuvres inédites dans le programme du 31 janvier. 

Grâce au Canal Albert, Liège est devenue un des premiers ports intérieurs d’Europe. A l’occasion de son inauguration en présence du Roi Léopold III, le 20 mai 1939, s’est tenue l’Exposition internationale de l’eau. Armand Marsick, directeur musical des grands Concerts de l’Exposition, organise 47 concerts avec grand orchestre où il met à l’honneur la musique belge et la musique moderne européenne. Suite à l’invasion de la Pologne par l’Allemagne, le 1er septembre, éclate la Seconde Guerre mondiale et l’Exposition est définitivement fermée, deux mois avant la date prévue. 

Vingt-sept pourcents des œuvres proposées ont été composées par des Belges parmi lesquels on trouve deux femmes, Juliette Folville et Henriette van den Boorn-Coclet. Le Concerto pour piano et orchestre de Juliette Folville, dirigé par Armand Marsick, a été créé le 24 juillet, Marie-Thérèse Garitte étant au piano. René Lyr, pseudonyme de René Vanderhaegen (1887-1957), écrit dans une note de La Vie Wallonne : Une nouvelle œuvre de Juliette Folville : Construire un concerto pour piano, le faire entendre dans les bruits de l’Exposition, voilà une chose assez étonnante. Elle a réussi grâce à une interprète compréhensive et de jeu très distingué, Mlle Garitte… on se laisse bercer aux développements mélodiques et aux accords chatoyants de l’orchestration. Telle apparaît l’œuvre chantante de Juliette folville qui fera partie du répertoire de nos artistes.

Le poème symphonique Renouveau d’Henriette van den Boorn-Coclet (1866-1945) programmé pour le 7 septembre 1939 fut annulé, l’exposition ayant été clôturée. 

A Jupille, après plusieurs années improductives, Juliette compose de nouveau, essentiellement de la musique sacrée destinée à la pratique des Chanoinesses. Ce sont souvent de courtes œuvres écrites pour voix de femmes, avec parfois un accompagnement. On peut citer Les Bergers à la Crèche, une pastorale sur un poème de Monseigneur Henri-Laurent Janssens (1855-1925) pour chœur de femmes, flûte, violon, alto, violoncelle (1934). Parallèlement, elle donne des cours de piano et de violon, notamment à l’Institut Notre-Dame de Jupille, un complexe scolaire associé au couvent et comprenant alors une école gardienne, une école primaire et une école secondaire où les jeunes filles sont exclusivement des internes. Monique Firket, une de ses élèves au cours de piano, est liée à Jupille par une tante, Julienne Martial, Maîtresse des novices au couvent, connue sous le nom de Mère Théotime. Monique Firket deviendra la gardienne des archives de Juliette. Juliette part en exil en France en 1940 lorsque le conflit avec l’Allemagne devient imminent. Elle séjourne à Dourgne dans le département du Tarn, après un passage à Angers. Elle y enseigne le piano et le violon, reprend le poste d’organiste laissé vacant, organise des concerts de charité, parfois avec ses jeunes élèves, s’investit dans la chorale paroissiale et compose de la musique religieuse. Elle donne aussi des conférences sur Les Maîtres que j’ai connus

La famille Firket est également en exil en France et Juliette s’organise pour envoyer des conseils par correspondance à Monique Firket que ses parents envoient parfois chez elle quand ils résident à Paris. C’est à Dourgne qu’elle retrouve aussi une de ses élèves de Liège, la pianiste Dyna August d’origine lettone. 

Juliette est décédée à Dourgne le 28 octobre 1946. Ses documents et partitions sont alors confiés aux Archives de l’Abbaye bénédictine Sainte-Scholastique par son amie Marguerite Montagné-Brocard. Elle repose dans le caveau de la famille Montagné-Brocard, au cimetière de Dourgne. 

Le 11 novembre 1947, un grand concert est consacré à Juliette Folville par la Société royale Cercle musical des Amateurs de Liège avec la participation du violoniste Maurice Raskin et de Monique Firket. Ils rendent hommage à cette toute grande artiste de chez nous qui, par de multiples manifestations de son rare talent, demeure une gloire de la musique belge.

Œuvres composées par Juliette Folville

Juliette Folville est une véritable passionnée de musique. Toute sa vie est consacrée à cet art et à ses nombreuses facettes, lui apportant une renommée amplement méritée. Si elle a pu ne pas avoir conscience des limites imposées aux femmes, surmonter et effacer des commentaires critiques liés à sa nature féminine, c’est grâce à des hommes ouverts d’esprit, son père, ses professeurs du Conservatoire de Liège, ses appuis parmi les musiciens reconnus à son époque. Passant outre les préjugés encore actifs à son époque, elle a réussi, notamment, à diriger des orchestres entièrement masculins qui, à côté d’œuvres du répertoire traditionnel, ont joué ses propres compositions, ouvrant ainsi la porte à d’autres musiciennes. 

Juliette a composé de très nombreuses œuvres passant d’un genre jugé féminin, œuvres courtes pour piano, violon (pour un, deux ou plusieurs instruments), mélodies, à des œuvres orchestrales d’envergure révélant sa grande culture technique. On lui doit des musiques pour ensembles de chambre, pour des chorales, des musiques de scène, des œuvres religieuses dont une messe, des hymnes comme l’Hymne à Saint Lambert dédicacé « A sa Grandeur Mgr Doutreloux, Evêque de Liège », un Offertoire sur le thème du Lauda Sion pour grand-orgue, un opéra, Atala et des fragments d’un autre, Jean de Chimay. Ewa, Légende « Norwégienne », une cantate pour soli, chœurs et accompagnement d’orchestre fait partie des œuvres non éditées. 

Environ cinquante-trois de ses œuvres sont conservées. Beaucoup sont inédites. Les œuvres publiées le sont le plus souvent par la maison d’édition liégeoise « Veuve Léopold Muraille ». La maison d’édition parisienne « Alphonse Leduc » accepte, en 1900, d’éditer la Berceuse pour violon et piano à condition que le nom de l’auteur soit J. Folville, donc sans préciser qu’il s’agit d’une femme.

Quand Juliette a présenté en public, en 1892, des fragments son opéra en deux actes Atala construit sur un livret de Paul Collin, basé sur le roman de François-René de Chateaubriand, Atala ou Les amours de deux sauvages dans le désert (1801), certains ont trouvé ce genre trop complexe pour elle. Tout un drame lyrique, c’est bien dur et bien vaste, pour une jeune fille. Et Mlle Juliette Folville arriverait plus sûrement au succès, en écrivant de petites pièces mélodiques, écrit un journaliste. Elle a composé l’entièreté de la musique malgré la maladie de son père, prouvant que ce genre prestigieux qu’est l’opéra n’est pas le moins du monde éloigné d’un génie féminin. Atala a été dédicacé à son père décédé. 

Postérité

Que garde la société du début du XXIe siècle comme souvenir de cette grande artiste ? 

Alors que les journaux de l’époque et la ville de Liège l’encensaient, peu d’articles lui sont actuellement consacrés et la plupart de ses œuvres sont tombées dans l’oubli.

Pourtant, des souvenirs de sa vie et de son travail ont été protégés dans des Fonds, ou révélés dans des ouvrages récents. Grâce à cela, il sera possible de faire revivre la grande artiste belge, d’interpréter et de rediffuser sa musique.

- Fonds Firket-Foccroulle 

C’est grâce à Monique Firket et à sa famille que fut créé le Fonds Firket-Foccroulle rassemblant le maximum de documents possible sur Juliette Folville, lettres, partitions, photographies. Ce Fonds, protégé par Brigitte Foccroulle, professeure au Conservatoire Royal de Liège, est en train d’être transféré à la Bibliothèque de ce Conservatoire. 

Juliette Folville appréciait beaucoup la famille Firket et notamment les prestations de Monique qu’elle avait retrouvée à Dourgne. En voici des témoignages.

Le Triptyque pour violon et orchestre, ou piano, que Juliette a composé vers 1935 comporte trois mouvements : une ballade Les Grands Rochers, Le Vieux Calvaire et un Chant Triomphal. Il a été créé le 31 janvier 1935 aux Amis de l’Art Wallon par Juliette Folville et Maurice Raskin et a été dédicacé, à Dourgne, le 2 juin 1943 A ma bien chère fille adoptive, par l’art et l’affection ; à Monique Firket, très remarquable élève et âme d’artiste, j’offre affectueusement – et définitivement ! cet exemplaire, par elle emporté en exil, où nous l’avons maintes fois ouvert ensemble…Et je lui lègue le soin… si je ne dois pas revoir notre cher pays… de réaliser mon vœu le plus cher, en me donnant la joie de l’entendre avec orchestre… du Paradis !  

Une partition d’Atala, porte, en 1937, une dédicace pour Lina Firket : En toute affection, j’offre à la chère maman de « ma » petite Monique, cette œuvre de ma vingtième année,-fleur de printemps offerte par l’automne

Quelques lettres montrent la volonté de Juliette de léguer ses biens à son élève Monique Firket, épouse Foccroulle (1922-1993). Celle-ci s’est appliquée à rassembler les documents éparpillés suite aux déménagements de sa professeure. Elle prend contact avec Marguerite Montagné-Rocard pour récupérer ce qui est possible, à Dourgne. 

- Fonds Carlo Bronne

Le Baron Carlo Bronne (1901-1987), un magistrat, historien et écrivain belge né à Liège, avait parmi ses projets le souhait de faire revivre des figures oubliées dont la Comtesse Louisa de Mercy-Argenteau qui fut un soutien important de Juliette Folville. Il a légué tous ses documents à la Bibliothèque Royale de Belgique entre 1967 et 1980. 

- Dans la Revue de la Société liégeoise de Musicologie, Marie Cornaz, docteure en musicologie, conservatrice des collections musicales de la Bibliothèque Royale de Belgique, évoque aussi Juliette Folville dans Louisa de Mercy-Argenteau, une comtesse musicienne.

- Juliette Folville apparaît dans le Dictionnaire des femmes belges : XIXe et XXe siècles sous la direction d’Eliane Gubin, Catherine Jacques, Valérie Piette et Jean Puissant, Editions Racine, 2006 p. 250 et 251.

- Parmi les 47 pianistes classiques belges que Wikipedia cite en 2017, Juliette Folville se trouve aux côtés de treize autres femmes dont les trois plus jeunes sont nées en 1977 et la plus âgée, Marie Moke, connue comme Marie Pleyel, en 1811. 

- Le Sophie Drinker Institut fondé en 2001 à Bremen (Allemagne) consacre un article à Juliette Folville qui fait partie des Europäische Instrumentalistinnen des 18. und 19. Jahrhunderts. De 2006 à 2015, une des équipes de l’institut a produit 750 articles concernant des musiciennes instrumentistes européennes des 18e et 19e siècles.

- On trouve de brèves biographies dans des encyclopédies, comme An Encyclopedia of the violin d’Alberto Bachmann, Dover Publication Mineola, New York, 2008.

Il faut surtout vivement remercier Madame Fauve Bougard dont l’ouvrage Juliette Folville (1870-1946). Une pionnière dans le milieu musical belge nous renseigne de manière fort précise sur la vie et l’œuvre de la pianiste, violoniste, compositrice, claveciniste, organiste et pédagogue musicale liégeoise. Ce mémoire de Master en histoire de l’art 2017-2018, dans la Faculté de philosophie et sciences sociales de l’ULB, fruit d’un travail soigné publié en 2020 dans la collection des Cahiers de l’Université des Femmes (Bruxelles), a mérité le Prix de l’Université des Femmes 2019. L’auteure a trouvé l’essentiel de ses sources dans le Fonds Firket-Foccroulle, le Fonds Carlo Bronne, la Bibliothèque du Conservatoire Royal de Liège. 

Anne-Marie Polome

Crédits photographiques : DR

Un commentaire

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.