Premier récital réussi pour la mezzo-soprano Valerie Eickhoff : le Hollywood Songbook d’Eisler

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Hanns Eisler (1898-1962) : Hollywood Songbook. Valerie Eickhoff, mezzo-soprano ; Éric Schneider, piano. 2023. Notice en allemand et en anglais. Textes des poèmes en allemand, sans traduction. 69.50. Ars Production ARS 38 645.

Pour son premier récital en solo, la mezzo-soprano allemande Valerie Eickhoff, née en 1996, n’a pas choisi la facilité en se lançant dans l’intégrale du Hollywood Songbook (« Hollywooder Liederbuch ») de Hanns Eisler. Pour ce défi audacieux, elle bénéficie du partenariat pianistique de son compatriote Éric Schneider (°1963), dont l’expérience et la maturité ont déjà profité à des voix comme celles de Matthias Goerne, Christine Schäfer ou Anna Prohaska. Le résultat est à la hauteur de l’audace : éloquent et convaincant !

Le 12 janvier dernier, nous avons présenté un album BR Klassik qui proposait, dans un couplage avec une suite de danses d’Eduard Künneke, la cantate Tempo der Zeit de Hanns Eisler, composée en 1929. Nous renvoyons le lecteur à ce texte pour de plus amples données biographiques sur ce créateur. Rappelons toutefois que, né à Leipzig, proche, dès cette même année 1929, de Bertolt Brecht, son aîné de six mois qu’il mettra fréquemment en musique, Eisler, marxiste convaincu, est interdit par les nazis en 1933 et forcé à l’exil. Après un périple européen, il émigre aux Etats-Unis en 1938, où il enseigne. Mais le maccarthysme va à nouveau le contraindre à partir. Il fait le chemin inverse : il arrive en 1948 à Berlin-Est, qu’il ne quittera plus. Il écrira même l’hymne national de l’Allemagne de l’Est, Auferstanden aus Ruinen, qui sera utilisé de 1949 à 1990.

C’est en exil aux Etats-Unis, à Santa Monica, qu’Eisler compose, de mai 1942 à décembre 1943, une série de petites pièces vocales, des miniatures de très courte durée, une série d’entre elles n’atteignant même pas la minute. Parmi les quarante-sept chants qui forment le cycle Hollywood Songbook, vingt-huit utilisent des poèmes de Brecht, auxquels s’ajoutent six fragments de Friedrich Hölderlin, qu’Eisler retravaille quelque peu, cinq autres d’Eduard Mörike, deux d’après Blaise Pascal, et un de Goethe, de Joseph von Eichendorff, de Berthold Viertel, d’Arthur Rimbaud et d’Eisler lui-même, d’après des versets de la Bible. Eisler sait sélectionner la haute qualité poétique pour évoquer, au fil des chants, ce que l’auteur de l’intéressante notice, le critique musical Claus-Dieter Hanauer, nomme le désespoir face aux événements politiques qui se déroulent en Europe. Mais l’ensemble se veut aussi une réflexion en profondeur sur une culture perdue. 

On peut considérer cet Hollywood Songbook comme une sorte de journal musical de cette période d’exil, certains chants ayant été déjà amorcés lors des séjours dans les pays scandinaves à la fin de la décennie 1930. Les thèmes principaux sont le pacifisme (poignantes épitaphes pour les morts des guerres), la fuite et l’exil, le tout sur une composante philosophique. Les styles sont variés : classico-romantique, impressionniste, expressionniste, sons dodécaphoniques, et même une pointe de blues. Eisler est à l’aise dans ce mélange qui réclame de l’interprète une réelle capacité d’adaptation, diverse et variée.

Hélas, le mélomane francophone ne pourra pas savourer la fine portée des remarquables textes choisis par Eisler. La notice contient l’intégralité des poèmes en allemand, mais n’en propose aucune traduction, à une exception près. Il faut donc se laisser porter par le chant et par l’envoûtement d’un univers qui se révèle exemplaire au niveau de la musique des mots, magnifiée par une inspiration qui ne faiblit pas. On connaît la magnifique gravure laissée par Dietrich Fischer-Dieskau avec Aribert Reimann pour Teldec dans la décennie 1990 (mais c’était une sélection, et non une intégrale), et surtout celle, complète et très remarquable, de Matthias Goerne pour Decca, juste avant notre millénaire, avec, déjà, Éric Schneider au piano. 

Valerie Eickhoff propose de ce cycle eislerien une approche très expressive, se coulant dans chacune des atmosphères avec une émotion contrôlée et un investissement de chaque instant. Sa voix, claire et chaleureuse, sert aussi bien les mots que le chant, la réflexion philosophique que le drame sous-jacent. Une réussite à laquelle vient s’ajouter le toucher feutré, attentif et porteur de couleurs nuancées du pianiste. La cantatrice, qui a obtenu à 24 ans son premier engagement au Deutsche Oper am Rhein et s’est déjà illustrée dans Mozart et Richard Strauss, a collaboré en récital à plusieurs reprises avec ce remarquable partenaire, notamment à Düsseldorf, à Barcelone ou pour des productions radiophoniques de la SWR. Le travail commun, approfondi, a abouti au présent résultat, dont on soulignera la qualité stylistique. 

Son : 9  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 9

Jean Lacroix 

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