Premières gravures mondiales pour Anne-Louise Brillon de Jouy, compositrice du XVIIIe siècle

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Anne-Louise Brillon de Jouy (1744-1824) : Sonate en la mineur ; Troisième recueil de sonates pour le pianoforte avec accompagnement ad libitum. Nicolas Horvath, piano. 2020. Notice en anglais et en français. 118.55. Un album de deux CD Grand Piano GP 872-73.

Cet album consacré à des sonates de la compositrice Anne-Louise Brillon de Jouy est à saluer pour la remarquable présentation documentaire qui l’accompagne. Au-delà de l’anglais, la notice est rédigée en français, apportant ainsi au public francophone une connaissance inespérée sur une musicienne au sujet de laquelle on cherche vainement des informations dans les dictionnaires de musique. Vu la qualité des textes, il convient de nommer leurs auteurs.  Aliette de Laleu, journaliste spécialisée qui tient une chronique hebdomadaire sur France Musique depuis 2016, s’attache à la biographie de la compositrice. Deborah Hayes, professeur émérite de musicologie qui a enseigné au Colorado et a publié des études sur des musiciennes du XVIIIe siècle, et Nicolas Horvath, l’interprète, se penchent sur les manuscrits des œuvres et la présentation de celles-ci. Un troisième texte replace Anne-Louise dans son époque ; il est signé par Christine de Pas, auteur de plusieurs ouvrages dont Madame de Brisson et son salon, une musicienne des Lumières, intime de Benjamin Franklin, paru aux éditions du Petit Page en 2014. Première biographie de la compositrice, cette étude a ouvert la porte à une connaissance approfondie d’une personnalité attachante, ainsi qu’à son œuvre et à son action culturelle. 

Nous laisserons au mélomane le plaisir d’aller à la rencontre de ces informations qui sont exemplaires dans la mesure où l’étendue de leur vision apporte l’essentiel de ce qu’il faut savoir pour apprécier ce projet original. A cet égard, le label Grand Piano signe un travail pédagogique de grande qualité. Nous nous contenterons donc d’un résumé pour situer Anne-Louise Boyvin d’Hardancourt, née à Paris, qui épouse Jacques Brillon de Jouy, son aîné de 22 ans. Bientôt, la jeune femme ouvre à Passy un salon qui attire les beaux esprits artistiques et intellectuels du temps. Parmi eux, on trouve le violoniste Jean-Pierre Pagin, élève de Tartini, et Luigi Boccherini, qui dédiera à l’hôtesse ses Sonates pour clavier accompagné op. 5 lors de son séjour parisien en 1768. Anne-Louise est une virtuose du clavecin, elle accompagne ses invités avec son instrument ; elle fait aussi l’acquisition d’un pianoforte. Elle compose mais n’est pas publiée, caractéristique d’une époque où la création féminine demeure dans le domaine privé. Elle laisse toutefois plusieurs dizaines de pages de musique de chambre, pour le clavier ou des pièces vocales. Le couple Brillon de Jouy a deux filles, elles aussi musiciennes, plus spécifiquement vouées au chant. Comme le souligne Aliette de Laleu, elles ont sans doute été des interprètes du salon familial. La Révolution éclate lorsqu’Anne-Louise atteint l’âge de 45 ans.  En cette période dramatique, on tourne la page des salons. Désormais, non sans quelques malheurs, elle vivra entre Paris et le château de son gendre, à Villers en Normandie. Elle connaîtra l’Empire et la Restauration, mais sa période liée à la culture appartient à la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Ce résumé serait incomplet s’il ne faisait pas état de l’amitié qui a uni Anne-Louise à Benjamin Franklin (1706-1790), l’inventeur du paratonnerre, mais surtout l’un des signataires de la déclaration d’indépendance des Etats-Unis (il n’en a pas été Président, contrairement à ce qu’écrit Aliette de Laleu). Pendant la Révolution américaine, Franklin est ambassadeur-négociateur en France et séjourne de 1777 à 1785 dans la maison voisine de celle des Brillon de Jouy, l’Hôtel Valentinois à Passy. Une amitié solide, dont atteste une correspondance, va naître entre la musicienne et le diplomate. On lira la description que fait Christine de Pas de visites communes au « magnétiseur » Franz Anton Mesmer, que Gluck, Haydn ou Léopold Mozart ont fréquenté lorsqu’il était à Vienne, ou aux porcelaines de Sèvres. 

La quatrième de couverture de la notice propose un portrait d’Anne-Louise Brillon de Jouy qui fait partie des collections du Louvre et qui semble dater de 1769. La gracieuse et charmante jeune femme de 25 ans est immortalisée par Jean-Honoré Fragonard (1732-1806). On ne voit pas cette peinture à l’huile dans sa totalité, hélas. En réalité Anne-Louise, visage radieux légèrement penché de côté, est devant un cahier de musique, sans doute déposé sur un instrument ; ce bas de toile n’est pas reproduit. Mais les traits délicats sont lumineux et l’attitude pleine de noble finesse. Cette œuvre raffinée a longtemps été nommée « L’Etude » jusqu’à sa récente identification. Elle a le mérite de donner une présence chaleureuse à cette attachante compositrice dont la musique correspond à la fraîche beauté. 

Le programme de ces deux CD est composé de treize sonates, toutes situées, au niveau de leur écriture, entre 1760 et 1770, montrant ainsi la précocité du talent d’une jeune femme autour de la plénitude de sa vingtième année. La première, en la mineur, pour clavier seul, est sans doute destinée à la musicienne elle-même dans son salon. Deborah Hayes et Nicolas Horvath estiment qu’elle doit être plus ancienne que les autres ici enregistrées en raison d’harmonies plus rudimentaires et de mélodies moins soignées dans les deux courts mouvements aux octaves variées. La séduction est toutefois présente. Séduction qui va prendre corps dans les douze sonates du Troisième recueil pour le pianoforte avec un accompagnement de violon ad libitum. Ici, sur piano moderne, un Steinway, la partie de violon ne se justifie pas. Nous n’entrerons pas dans le détail de chacune de ces pages élégantes, délicates, raffinées et imaginatives. Laissons un instant la parole aux signataires de la présentation : Toutes les sonates de ce disque sauf la n° 7 obéissent au nouveau modèle italien de l’époque et s’articulent en deux mouvements, lesquels sont généralement dans la même tonalité mais de tempo et de caractère contrastants. […] Par leur contenu, ces sonates reflètent un environnement musical d’une grande richesse. […] Avec imagination et esprit, la compositrice incorpore et transforme des éléments parmi les plus modernes de la musique instrumentale et vocale de son époque, y compris de l’opéra, autant du genre sérieux que comique.

Cette première mondiale s’imposait. L’écoute se révèle des plus intéressantes car on découvre de réelles qualités mélodiques et des subtilités de nuances qui animent les couleurs et les rythmes, qui sont de danses dans certains seconds mouvements. Anne-Louise Brillon du Jouy a le sens de l’intimité comme de la virtuosité, de la retenue comme de la vivacité, et certains accents rappellent un charme mozartien bienvenu. On a affaire à une artiste douée qui fait preuve, selon son inspiration, de force ou de délicatesse, dans des climats qui peuvent se révéler rêveurs ou énigmatiques, mais aussi de caractère émotionnel, voire même douloureux. C’est en tout cas un éventail représentatif dont l’audition exerce une satisfaction comparable à celle que l’on éprouve au coin du feu, au cœur d’un rassurant climat poétique.

Il faut préciser que Nicolas Horvath sert ces pages avec l’esprit qui leur convient. Ce pianiste, né à Monaco en 1977, fait ses études à l’Académie de musique Prince Rainier III avant d’être remarqué par le chef d’orchestre Lawrence Foster, ce qui lui permet de participer pendant trois étés au Festival d’Aspen au Colorado. En 1998, il est à l’Ecole Normale de Musique de Paris où il poursuit sa formation, notamment avec Bruno Leonardo Gelber. Titulaire de plusieurs concours internationaux, Horvath reçoit le soutien et les conseils de Gabriel Tacchino, Philippe Entremont ou Leslie Howard. Attiré par la musique de notre temps, comme celle de Régis Campo, Moondog ou Valentin Silvestrov, Nicolas Horvath est titulaire chez Grand Piano d’une discographie qui sort des sentiers battus : Carl Czerny, Jan Rääts, pages rares de Debussy, Christus de Liszt, version piano, et les œuvres complètes de Philip Glass et Erik Satie, auxquels il a consacré d’incroyables concerts-marathon. Son intérêt pour Anne-Louise Brillon de Jouy n’est pas le premier qu’il dévoile pour les compositrices : Germaine Tailleferre et Hélène de Montgeroult en ont déjà bénéficié. Le présent album révèle une musicienne entre deux siècles qui mérite bien la résurrection qui lui est offerte. L’enregistrement a été réalisé du 12 au 23 octobre 2020 en Seine et Marne, à Misy-sur-Yonne, au studio La Fabrique des Rêves, lieu que le pianiste a déjà investi pour d’autres gravures. L’appellation laisse en tout cas… rêveur ! 

Son : 8,5    Livret : 10    Répertoire : 8    Interprétation : 9

Jean Lacroix   

 

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