Programme caméléon pour ténor d’élite

par

In the Shadows. Oeuvres de :  Méhul, Beethoven, Rossini, Meyerbeer,  Von Weber, Auber, Spontini, Bellini, Marshner, Wagner. Michael Spyres, ténor ; Les Talens Lyriques, direction :  Christophe Rousset. 2024.84.49.  Livret  en allemand, français, anglais Textes en langue originale.  Erato 5054197879821

« Dans les Ténèbres ». Ce nouvel enregistrement du ténor américain, Michaël Spyres, propose de remonter aux sources de l’inspiration de Richard Wagner. Compte tenu du tempérament exalté, de l’insatiable curiosité littéraire, musicale, politique du compositeur de Tristan, le défi est immense.

Sait-on qu’en 1832, à dix-neuf ans, passant par Vienne en pleine épidémie de choléra, il parvint à surmonter sa panique, sortir de sa chambre et suivre chaque jour les foules enflammées par le « démon de la valse », Johann Strauss père ? Exemple parmi beaucoup d’autres.

Il s’agira donc ici beaucoup plus d’une incursion parmi les œuvres et compositeurs contemporains de la jeunesse du compositeur de Rienzi que d’une vision exhaustive, ce qui n’enlève rien à l’intérêt de ce parcours.

C’est l’opéra biblique « Joseph » du Français Méhul, daté de 1807, qui introduit le récital. Après un détour par des extraits de Rossini, de Meyerbeer en italien et de Weber et Spontini en allemand, la langue française réapparaît avec La Muette de Portici de Daniel Auber avant que l’air de Pollione (Norma) de Bellini n’introduise quatre pages en allemand, l’une de Marschner, trois de Richard Wagner se terminant par Mein lieber Schwan ! (Lohengrin).

Or cette période qui s’étend des années 1807 à 1848 correspond à une fracture majeure dans l’histoire de l’Occident européen en général, dans celle de l’opéra et de l’art du chant en particulier. Devenue une entreprise commerciale, La Grande Boutique c’est à dire l’Opéra, sous la direction du Docteur Véron, va complaire au goût pour le sensationnel et le romantisme matérialiste tandis que l’école de la vocalité rossinienne, de la sensibilité et de la noblesse d’expression va être éclipsée par des machines avec profusion de chanteurs, de costumes et de décors. La musicalité, l’art des demi-teintes, le magnétisme d’une Maria Malibran, Cornélie Falcon ou du plus grand ténor des années 1826 - 1836, Adolphe Nourrit, créateur du rôle de Masaniello interprété ici, vont céder la place aux effets sonores dont l’ut de poitrine rapporté d’Italie par Gilbert Duprez.

C’est dire combien les compositeurs présentés ici sollicitent des techniques et des esthétiques extrêmement disparates. Michael Spyres se joue magistralement de toutes ces difficultés pour deux raisons : ses qualités belcantistes d’abord qui privilégient l’expressivité avant tout ; l’évolution de sa voix, ensuite, plus sombre et plus large, tout en ayant conservé souplesse, dynamique, maîtrise des sons mixés comme des demi-teintes.

Parmi les découvertes qu’il nous offre, la merveilleuse sérénade funèbre avec harpe de Meyerbeer resplendit saturée de lumière. Contraste saisissant avec le lyrisme agité, la course à l’abîme de Max dans le Freischütz de Weber. L’air de Masaniello (la Muette de Portici), d’Auber souffre de cette proximité et les teintes sombres, parfois lourdes à l’orchestre, ne mettent pas le compositeur en valeur.

En revanche, les vocalises, le contre-chant orchestral, les ponctuations instrumentales et la sensation d’une texture toujours en mouvement sous la ligne vocale, culminent dans l’air Der Strom wälzt ruhig seine dunklen Wogen (premier enregistrement mondial en allemand) extrait d’Agnès von Hohenstaufen de Gaspare Spontini. L’orchestre Les Talens Lyriques sous la baguette avisée de Christophe Rousset y déploient une progression dramatique des plus efficaces.

Pollione martial, l’engagement de l’interprète de Norma forme un contraste à nouveau très réussi avec la ferveur et la douceur de l’extrait de Konrad Marscher dans son rare Hans Heiling.

Parmi les trois extraits des premières œuvres du maître de Bayreuth, Die Feen et Rienzi, tout d’élans et de passion conduisent au poétique adieu au cygne de Lohengrin, rôle que le ténor vient d’inscrire brillamment à son répertoire.

En dépit d’un point de départ un peu spécieux -le thème des sources de Wagner méritant un traitement d’une autre envergure- ce programme longuement médité innove et séduit par son intelligence, sa beauté et son interprétation de très haute volée. Contrairement au titre lugubre, beaucoup de lumière dans les ténèbres.

Son 10 - Livret 10 - Répertoire 10 - Interprétation 10

Bénédicte Palaux Simonnet

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