Réédition de trois suprêmes albums Machaut, autour de la voix charismatique de Marc Mauillon

par

L’amoureus tourment. Le remède de fortune. Mon chant vous envoy. Guillaume de Machaut (c1300-1377) : Loyauté que point ne delay. Ay mi ! ; Qui n’aroit autre deport ; Tieus rit au main qui au soir pleure ; Joye, plaisance, et douce nourreture ; En amer a douce vie ; Dame, e qui toute ma joie vient ; Dame, a vous sans retollir ; Dame, mon cuer en vous remaint ; Quant je sui mis au retour ; Comment qu’à moy lonteinne ; Puisqu’en oubli suis de vous, dous amis ; J’aim mieux languir ; Plourez, dames, plourez vostre servant ; Dou mal qui m’a longuement ; Dix et sept, cinq, trese, quatorse et quinse ; Dame, vostre dous viaire ; Phyton, le merveilleus serpent ; Amours me fait désirer ; Se ma dame m’a guerpi ; Loyauté weil tous jours ; Et musique est une science ; Liement me deport ; J’aim sans penser laidure. Jehan de Lescurel (fl. fin XIIIe-début XIVe s.) : Comment que, pour l’eloignance. Anonymes : De cuer je soupire ; Lai de la Pastourelle. Marc Mauillon, voix. Serge Goubioud, Emmanuel Vistorky, voix. Vivabiancaluna Biffi, vièle. Pierre Hamon, flûtes, cornemuse, tambours, percussion, voix. Angélique Mauillon, harpe. Michaël Grébil, luth, ceterina, voix. Catalina Vicens, organetto. Carlo Rizzo, tambourin. Livret en français et anglais ; paroles traduites en français contemporain et anglais. Novembre 2005, novembre 2008 & juillet 2012. TT 54’34 + 60’20 + 28’14 (sic, et non 24’18 comme indiqué dans le livret) + 61’02. Coffret 4 CDs Eloquentia EL2160

Les mélomanes férus du Moyen-Âge seront à la fête, surtout ceux qui auraient raté la publication initiale des trois albums ici réédités en coffret, à leur parution très remarqués et récompensés par la presse. Le premier CD se concentre sur le tout premier lai du catalogue de Machaut, ce Loyauté que point ne delay déjà partiellement enregistré par l’ensemble Studio der frühen Musik de Thomas Binkley (Emi, septembre 1971) et Emmanuel Bonnardot (Opus 111, juin 1996). On n’avait jamais osé en graver une complète exécution avant ce disque de 2005, qui magnifie la gageure. L’obsédante répétition mélodique (à peine variée et modulée au fil des strophes, gage de sa fertile séduction), tissée dans un subtil tramage de vièle en bourdon et flûte, hypnotise durant plus d’une demi-heure, seulement divertie par une estampie conçue par Pierre Hamon à partir du matériau environnant. L’aventure lyrique requiert toutes les ressources de prosodie d’un Marc Mauillon fin diseur et éloquent conteur. Le programme se poursuit avec De cuer je soupire, qui passe pour le dernier exemple dans le genre du lai illustré par la tradition médiévale (Bibliothèque de Dijon, ms 2837), puis le vigoureux Lai de la Pastourelle rythmé par la percussion. La dolente ballade Comment que, pour l’eloignance (dont Alla Francesca avait déjà gravé une addictive mouture dans son album consacré à Lescurel), et le virelai Ay mi ! referment ce volume particulièrement émouvant.

Un autre voyage au long cours nous attend dans le second album, réparti sur deux CD : l’intégralité des sept séquences musicales incluses dans le vaste recueil poétique Le remède de Fortune (4300 vers), que jusque-là la discographie avait visitées isolément ou par anthologie (ainsi Jean Belliard dans un vinyle Alvarès de 1975). Parmi les réalisations les plus ambitieuses, on se souvient encore d’un concert donné par l’ensemble Faenza à la Cité de la Musique de Paris en mars 2004. Le dit raconte le parcours initiatique d’un jouvenceau amoureux d’une dame, écartelé entre désir et impératif de discrétion du code courtois, à qui l’Espérance donnera enfin le courage de se dévoiler. On peut aussi y déceler une allégorie de l’accomplissement moral et artistique. Dans une sorte de manifeste du génie lyrique de l’époque, Machaut échantillonne successivement un archétype des formes anciennes et modernes, traduisant l’évolution de la monodie vers l’avènement de l’Ars nova : lai (Qui n’aroit autre deport), complainte (Tieus rit au main qui au soir pleure), chant roial (Joye, plaisance, et douce nourreture), balladelle (En amer a douce vie), ballade (Dame, e qui toute ma joie vient), virelai (Dame, a vous sans retollir), rondelet (Dame, mon cuer en vous remaint). On mesure donc l’importance d’une performance exhaustive qui respecte la progression narrative, mais aussi didactique, axée sur la chronologie des genres. Après la superbe éloquence de Marc Mauillon dans le lai et la gigantesque complainte, les quatre autres étapes échoient à la voix miel-et-citron de Vivabiancaluna Biffi, abondée par deux chanteurs (Serge Goubioud, Emmanuel Vistorky) pour les polyphonies non accompagnées -ailleurs, le tissu de harpe, vièle et flûte se distingue par sa sobriété et sa délicatesse. Non mentionnée dans le livret, une bonus track en plage 6 décline une guise a cappella du rondelet, pour conclure.

Alors que ces trois disques bénéficiaient de l’acoustique adéquatement réverbérée de la « chapelle des catéchismes » de la paroisse Sainte-Clotilde, propice à l’épanouissement de la déclamation, l’album Mon chant vous envoy s’inscrit dans une perspective plus étroite et intimiste, captée au centre culturel de la fondation La Borie, près de Limoges. S’y déploient un florilège de virelais, rondeaux, ballades, et la lecture d’un extrait de la préface du manuscrit de ses « œuvres réunies » que le Chanoine de Reims rédigea au terme de sa vie, rappelant ainsi son zèle d’auteur au sens moderne, s’appropriant la paternité des écrits et le soin d’assurer leur compilation. Ce récital nuance l’instrumentarium par luth et organetto, brodant avec vièle, flûte et harpe pour se fondre dans le timbre vocal ou le nimber de résonances et couleurs qui font rayonner la veine lyrico-musicale. Jusque la fièvre des deux derniers virelais où la danse s’enivre par le tambourin. L’occasion de saluer Pierre Hamon, qui du liseré à la verve, nourrit la parure avec le talent qu’on lui connaît. Mais c’est le travail d’équipe qu’il faudrait féliciter. Dans des interprétations instruites et de haute inspiration, particulièrement révélatrices par le format accordé à Loyauté que point ne delay et au Remède de Fortune, ce coffret rassemble un éminent aperçu sur la production profane de ce suprême héritier des trouvères.

Son : 9-9,5 – Livret : 9 – Répertoire : 9-10 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

 

 



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