Richard Strauss par Vasily Petrenko : grandeur et désolation

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Richard STRAUSS (1864-1949) : Eine Alpensinfonie, op. 64 ; Tod und Verklärung, op. 24. Orchestre Philharmonique d’Oslo, direction Vasily Petrenko. 2020. Livret en norvégien et en anglais. 75.44. Lawo Classics LWC 1192.

L’Orchestre Philharmonique d’Oslo et son directeur musical sortant Vasily Petrenko poursuivent leur exploration de l’univers symphonique straussien. Cette phalange, la principale de Norvège, est apparue dès les années 1880 sous l’impulsion d’Edward Grieg et de Johan Svendsen, mais son véritable début date de 1919, lorsque des soutiens privés lui ont permis d’étoffer les différents pupitres. On ne peut qu’être impressionné lorsque l’on parcourt la liste des chefs qui l’ont eu en charge depuis ses cent ans d’existence (un anniversaire qui, espérons-le, ne passera pas inaperçu !) : Georg Schneevoigt, Johan Halvorsen ou Issaï Dobrowen avant la seconde guerre mondiale, et après 1950, Oivin Fjelstad, Herbert Blomstedt, Miltiades Caridis, Okko Kamu, Mariss Jansons pendant plus de vingt ans (ce qui a donné de superbes versions de symphonies de Tchaïkowsky, Mahler ou Sibelius), André Previn, Jukka-Pekka Saraste, et depuis la saison 2013-2014, Vasily Petrenko. Mais Fritz Busch, Erich Kleiber ou Bruno Walter l’ont aussi dirigé. Un fameux palmarès !

Vasily Petrenko, né à Leningrad en 1976, a pris à l’âge de trente ans la direction de l’Orchestre Philharmonique Royal de Liverpool où il a succédé à Gerard Schwarz, en redorant le blason d’une phalange qui vivotait sur fond de dissensions internes. Les enregistrements de qualité ont suivi, pour différents labels dont Onyx, EMI ou Trito, mais surtout pour Naxos dans des partitions de Liszt, Tchaïkovsky, Chostakovitch, Prokofiev, Rachmaninov, Beethoven… Nommé à Oslo en 2013-2014, il poursuit son travail à Liverpool, qu’il quittera au cours de la saison 2021-2022 pour succéder à Charles Dutoit à la tête du Royal Philharmonic Orchestra de Londres. Avec Oslo, Petrenko a déjà enregistré, pour le même label Lawo, plusieurs œuvres de Richard Strauss : Also sprach Zarathustra, Ein Heldenleben, Don Quichotte, Don Juan et Till l’Espiègle dont les qualités, quoique reconnues, n’ont à notre avis pas été suffisamment soulignées lors de leur parution. Le présent CD, magnifique à tous égards, devrait inscrire l’orchestre et son chef parmi les meilleurs straussiens de notre temps.

Si l’Alpensinfonie de 1915 et son effectif orchestral aussi considérable qu’impressionnant n’est pas considérée comme la partition la plus convaincante du compositeur, il faut cependant lui reconnaître une force d’impact, en particulier en salle de concert, lorsque le grandiose se mêle au gigantesque, mais aussi à l’évocation imagée de la nature. On connaît l’argument de cette journée à la découverte des majestueuses Alpes bavaroises, qui évolue comme un vaste poème symphonique descriptif aux images évocatrices : départ dans la nuit, lever du soleil, montée, entrée dans la forêt avec chant d’oiseaux, suivie de bruits de ruisseau et de cascades, prairies en fleurs, alpages et passage par le glacier avant l’arrivée au sommet. Puis le ciel s’assombrit, le brouillard apparaît, bientôt l’orage gronde avant d’éclater avec violence, retour progressif au calme, amorce de la descente, retour à la sérénité et coucher de soleil au bout duquel le voyageur retrouve la paix initiale de la nuit. La puissance évocatrice de cette vision a été bien mise en valeur dans la discographie, à commencer par Richard Strauss lui-même dès 1941 (une version enlevée, lyrique, où la tension est permanente), mais ensuite par Karajan, en format cinémascope, Solti, Haitink, Kempe bien sûr ou encore Sinopoli dont il existe un témoignage époustouflant sur DVD, lors du concert du 22 septembre 1998 qui célébrait les 450 ans de la Staatskapelle de Dresde. 

Petrenko se range facilement parmi ces fastueux souvenirs. Son geste est impérieux, sa direction nette et précise, et comme il est servi par une prise de son qui ne ménage pas les effets, on s’extasie devant les instrumentistes, en particulier les cuivres et les percussions, des plus variées, qui entraînent l’auditeur dans une orgie sonore invraisemblable pendant le terrifiant orage ; on éprouve la sensation réaliste de pluies déferlantes et de rafales de vent. Mais c’est avant tout l’art des contrastes que Petrenko manie avec intelligence : il dose les épisodes, leur donne leur vraie substance poétique, bucolique ou extatique, n’hésite pas à ciseler les interventions de la clarinette, de la petite flûte ou des cordes purifiées par le paysage qu’elles peuvent imaginer sous la baguette de leur chef, attentif à ne pas tomber dans l’excès ni à céder à la démonstration. Un beau travail d’ensemble qui a de la grandeur dans l’approche, de l’élévation et de la magnificence. Certains commentateurs ont émis l’hypothèse que ces péripéties en montagne ont une portée philosophique, pour ne pas dire métaphysique. On n’ira pas si loin, mais la vision de Petrenko et de son orchestre norvégien, dont les pupitres sont remarquables, est en tout cas une leçon d’orchestre qu’il faut saluer comme elle le mérite et qui fascine par son investissement.

Les mêmes interprètes mettent leurs capacités introspectives au service du poème symphonique Mort et transfiguration, créé en 1890, qui raconte l’agonie d’un malade avant son entrée dans l’univers céleste et sa rédemption. Le danger est réel de tomber dans une interprétation larmoyante, et ce n’est qu’en donnant à cette œuvre -qui offre plus de place aux souffrances de celui qui quitte la vie qu’à son rachat- une réelle structure et une architecture solide, que l’on peut en rendre toute l’émotion. Avec Petrenko, on évite le soulignement du côté morbide pour privilégier une vision ample, simple d’approche, qui ne néglige pas la tension ni l’expressivité. Il n’oublie pas non plus que c’est un homme encore jeune qui compose (Strauss n’a pas encore 25 ans), il ne s’agit pas non plus de conférer à cette page sombre un message testamentaire que le créateur aurait pu signer s’il avait été à la fin de sa vie. Ici aussi, la prise de son est claire et précise, elle sert bien la démarche de Petrenko qui n’ajoute pas de la tragédie inutile à une composition qui peut donner la tentation du pathos. On conserve le souvenir de versions extraordinaires du passé, qu’il s’agisse de Furtwängler, incandescent, ou de Toscanini, ou, plus proches, comme celles d’Abbado ou de Kempe. Après eux, Petrenko et Oslo trouvent leur juste place.

Son : 9   Livret : 8  Répertoire : 9  Interprétation : 9

Jean Lacroix    

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