Sabine Devieilhe, intense et émouvante Lakmé 

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Léo Delibes (1836-1891) : Lakmé, opéra-comique en trois actes. Sabine Devieilhe (Lakmé), Frédéric Antoun (Gérald), Stéphane Degout (Nilakantha), Ambroisine Bré (Mallika), Philippe Estèphe (Frédéric), Mireille Delunsch (Mistress Bentson) ; Orchestre et Chœur Pygmalion, direction Raphaël Pichon. 2022. Notice et synopsis en anglais et en français. Sous-titres en français, en anglais, en allemand, en japonais et en coréen. Un DVD Naxos 2. 110765. Aussi disponible en Blu Ray.

Les chiffres sont éloquents : dans la programmation parisienne de l’Opéra-Comique, lieu même de la création de Lakmé en 1883, la présente production est la 1610e représentation de l’opéra. Ce qui démontre à merveille, même si Mignon et Carmen présentent un record plus impressionnant, que l’œuvre de Delibes fait toujours l’objet de l’attirance du public. Cette production, filmée Salle Favart les 4 et 6 octobre 2022, est une mise en scène de Laurent Pelly, avec un orchestre jouant sur instruments d’époque et des dialogues parlés, réécrits de façon légère par la dramaturge et metteuse en scène Agathe Mélinand. Dans le rôle principal, on retrouve Sabine Devieilhe, qui avait débuté dans le rôle en 2014 dans une autre production. Il était indispensable de conserver son incarnation, pour son intensité, son humanité et sa haute qualité vocale. Car Lakmé aujourd’hui, c’est elle, en priorité.

On ne reviendra pas ici en détails sur une action bien connue, située dans les Indes britanniques, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, racontant l’amour impossible entre la fille d’un prêtre rebelle de Brahma et un officier britannique. Lakmé s’empoisonnera pour sauver son bien-aimé Gérald du sort cruel que lui réserve son père, Nilakantha. La création a donc eu lieu le 14 avril 1883 à Paris, à l’Opéra-Comique, sur un livret inspiré par un roman de Pierre Loti (pseudonyme de Louis-Marie-Julien Viaud, 1850-1923), Le Mariage de Loti, et co-écrit par Edmond Gondinet (18238-1888) et Philippe Gille (1831-1901). Tous deux ont été des collaborateurs d’Eugène Labiche ; le premier avait déjà signé les livrets d’autres opéras de Delibes, Le Roi l’a dit (1873) et Jean de Nivelle (1880), le second nommé se distinguant dans ce dernier thème historique, et dans des textes pour Offenbach, Bizet, Koechlin et, surtout, dans Manon, avec Henri Meilhac, l’œuvre de Massenet étant créée dans le même lieu au début de 1884. Sans être idéal, le livret contient de beaux moments qui vaudront à Delibes un inestimable et durable succès, sa musique étant d’une remarquable veine harmonique et vocale.

Pour cette nouvelle production, très bien filmée par François Roussillon, Laurent Pelly a opté pour une mise en scène sobre et dépouillée, sans excès d’exotisme, pourtant présent, dont l’essence même apparaît d’autant plus évocatrice de la relation du jeune couple, centrant ainsi l’action sur leur amour sans issue. Le plateau est épuré, avec des décors réduits à des effets de papier blanc sous la forme de légers panneaux ou de lanternes et, à l’Acte III, d’un espace recouvert, lui aussi, de fleurs en papier. Pour ajouter au caractère sacré que son père Nilakantha lui confère, on découvre la jeune femme dans une sorte de cage en bois, protection contre le monde extérieur, dont la sortie lui sera fatale en rencontrant Gérald. Effet saisissant, complété à l’Acte II par la présence d’une charrette tirée par son père, lorsque, pour retrouver celui que ce dernier estime avoir souillé le temple sacré, il intime à Lakmé l’ordre de chanter. Tout cela réjouit l’œil, tout autant que les costumes, signés eux aussi par Laurent Pelly. Sobres à leur tour, ils sont anglais, classiquement et d’époque pour les officiers comme pour les dames qui les accompagnent, et drapés pour les Hindous. Lakmé est vêtue de blanc, ce qui évoque autant son innocence que la pureté de son âme. Les lumières claires de Joël Adam ajoutent à la réussite d’un ensemble très esthétique.

La dramaturgie est bien développée, avec des mouvements de foule réussis (le chœur, groupé, est valorisé) et des échanges entre les personnages qui ne sont pas stéréotypés. Tout est concentré, dans cet émouvant mélodrame, sur la passion qui anime Lakmé, prête à se sacrifier pour celui qu’elle aime, même après avoir constaté que l’appel du retour au pays commence à l’éloigner d’elle. Dans ce rôle, Sabine Devieilhe est idéale. Elle l’incarne depuis 2014 et elle l’a intégré de la manière la plus accomplie qui soit. Physique gracieux, charisme assumé, émission vocale parfaite, elle domine l’action par une présence intense. On l’attend bien sûr dans le fameux, mais redoutable, Air des clochettes de l’Acte II : elle y est d’une légèreté incroyable et d’un dynamisme lumineux, timbre maîtrisé jusque dans les notes les plus aiguës. Une vraie leçon de chant, qui anime tout l’opéra, jusqu’au moment final où son cri Tu m’as donné le plus doux rêve est plus que bouleversant. Face à elle, le ténor Frédéric Antoun est un Gérald intéressant, même si certains aigus paraissent un peu forcés. Il a de la présence, mais dans ce domaine, il doit céder face à un impressionnant Stéphane Degout, qui endosse le rôle de Nilakantha avec une force inébranlable et une voix de bronze. Il faut souligner encore la prestation de la mezzo-soprano Ambroisine Bré en Mallika, la servante de Lakmé. Sa voix, toute en délicatesse, fait merveille lorsqu’elle partage avec sa maîtresse le duo de l’Acte I, autre moment de bonheur vocal. À deux, elles arrivent à rendre encore plus magnifiques les fleurs dont elles exaltent la beauté. Les autres rôles sont tenus avec la justesse voulue ; on épinglera en particulier Philippe Estèphe en Frédéric, ami de Gérald, et Mireille Delunsch, très typée en Mistress Bentson. Quant aux chœurs, ils sont très investis et très dynamiques (la scène du marché) et participent à l’action de façon vivante et colorée.

À la tête de l’Orchestre Pygmalion, qui joue sur instruments d’époque, ce qui fait parfois dresser l’oreille pour l’acidité des cuivres, Raphaël Pichon crée une animation permanente qui participe à cette réussite globale et fait de ce DVD une référence absolue. Les amateurs d’opulence, en termes de décors et de costumes, iront quand même voir du côté d’une production australienne de 2011 (Sydney Opera House), dans laquelle la soprano Emma Matthews incarne une Lakmé qui ne manque pas d’allure, sous la direction de Emmanuel Joel-Hornak. Mais Sabine Devieilhe est à ce point sublime et authentique qu’elle risque, pour longtemps, de demeurer sans rivale digne de ce nom.    

Note globale : 10

Jean Lacroix

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