Solti, universel  par delà les frontières

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Solti et l’Europe. Solistes et orchestres, direction : Sir Georg Solti.  1947-1997. Livret en anglais, allemand et français. 44 CD et 2 DVD Decca.  485 3058. 

Decca met en coffret sous le titre de Solti et l’Europe des enregistrements réalisés avec différents orchestres avec lesquels le chef avait des liens plus ou moins étroits, mais tous partagent le haut niveau de concentration d’un musicien considéré à l'exigence démesurée mais capable de construire des orchestres et de transcender les individualités. 

Ce coffret revêt aussi un émouvant clin d’oeil biographique car il reprend tant le premier enregistrement du chef : une ouverture d’Egmont de Beethoven au pupitre de l’Orchestre de la Tonhalle de Zürich en 1947, que son ultime concert, en juillet 1997, quelques semaines avant son décès : une Symphonie n°5 de Mahler captée live à Zürich avec ce même orchestre helvète. Le coffret reprend également les tout premiers enregistrements studio du chef, en tant que pianiste, accompagnant le violoniste Georg Kulenkampff dans des sonates de Brahms, Mozart et Beethoven au dernier enregistrement studio, cette fois en tant que chef :  Bartók,  Kodály, et Weiner à Budapest avec l’Orchestre du Festival pour ce programme telle une autobiographie d’un retour aux sources en hommage aux illustres professeurs de sa jeunesse. Outre ces clins d’oeil, on ne recherchera pas une unité éditoriale dans ce coffret qui reprend des gravures de différentes périodes du développement artistique du grand homme :  du jeune démiurge des podiums capable de galvaniser le jeune Philharmonique d’Israël au vieux chef qui retrouve, au début des années 1990, les Berliner Philharmoniker, orchestre d’élite dont Karajan l’avait volontairement tenu éloigné, jaloux et rancunier de s’être fait piquer le prestige du premier Ring enregistré en studio ! A l’exception d’une intégrale des symphonies de Schumann, point de sommes complètes dans ce coffret si ce n’est des gravures charnières dans la carrière du chef comme cette Symphonie n°4 de Mahler gravée avec le Concertgebouw d'Amsterdam en 1961, premier enregistrement studio d’une symphonie de Mahler par le chef natif de Hongrie. Outre quelques grands tubes de Beethoven, Bruckner et Mahler, le coffret reprend des oeuvres que l’on associerait pas foncièrement à l’art du Hongrois : Sérénade pour cordes et Symphonie n°2 Tchaïkovski ou la Boutique fantasque de Respighi. Mais la rigueur rythmique du chef, lui permet d'affronter aisément toutes les partitions et d’en galvaniser les contours. 

Un style électrique et cursif

Le grand atout de Solti est d’insuffler une tension électrique aux orchestres qu’il dirige. Basée sur une rythmique extrêmement rigoureuse, sa battue taille à la serpe tranchante et étincelante dynamise un matériau orchestral auquel il apporte un charisme communicatif. Au sommet de cet art de la direction, il faut placer les quatre ouverture de Franz von Suppé (Cavalerie légère, la Dame de Pique, Poète et paysan et un Matin, un Midi et une nuit à Vienne) gravées en 1959 à Vienne. On y retrouve le style de Solti : une virtuosité extrême, des contrastes à la dynamique tétanisante et une envie de jouer qui vire à la transe collective. Personne, pas même les plus grands chefs, ne sont arrivés à la cheville de ces lectures d’anthologie, véritable leçon de direction comme le sont les concerts du Nouvel an à Vienne de Carlos Kleiber. Une large part du coffret propose des gravures viennoises qui furent des jalons d’une collaboration longue et qualitativement fructueuse. Pourtant le premier concert de Solti avec les Viennois ne fut pas un havre de tranquillité. Remplaçant Karl Böhm pour un enregistrement d’Arabella, qui fut la première gravure studio d’une œuvre lyrique complète par le chef hongrois, avait secoué les musiciens plutôt habitués à une forme de confortable routine. L’immense succès de la première gravure studio du Ring en 1958, magnifiée par le son Decca, scella cette collaboration qui resta constante et se manifesta par des dizaines de concerts et de tournées.  

Bien oubliée, l’intégrale des Symphonies de Schumann mérite une réécoute pour l’énergie et la vitalité qui se dégagent de cette direction avec une Symphonie n°2 ultra-virtuose mais où la verticalité de la direction alliée à un grand sens des articulation rend justice comme rarement à la modernité de Schumann. On admire aussi 3 symphonies (n°3, n°5 et n°7) de Beethoven, motoriques et énergiques. Si Solti a très souvent pratiqué Bruckner, au point d’en avoir laissé une intégrale au pupitre du Symphonique de Chicago, sa mémoire n’est pas associée à l'interprétation du maître de Saint Florian. Pourtant, sa Symphonie n°7 gravée à Vienne en 1966 est à la fois altière et dégraissée, laissant s’épancher la beauté des pupitres de la phalange autrichienne. On est par contre plus réservé sur une Symphonie n°8, à la minéralité instrumentale un peu trop didactique. Autres grands moments viennois : des ouvertures de Wagner à la puissance instrumentale phénoménale et des extraits du Ring renversants par l’impact dramatique d’une houle orchestrale, ou encore ce Requiem de Verdi presque toscaninien par sa puissance démiurgique et avec une distribution à l’avenant  (Joan Sutherland - Marilyn Horne - Luciano Pavarotti - Martti Talvela). Parfois Solti étonne, comme avec une Symphonie n°8 de Schubert suspendue dans le temps et méditative qui dévoile un océan d’émotion derrière un contrôle absolu des nuances. Du côté des festivals hifistes à même de faire briller les équipements : les amoureux du grand son pourront se repasser en boucle La Vie de Héros de Richard Strauss, une performance orchestrale de très haut vol et l’un des plus témoignages des Viennois dans cette œuvre. On apprécie également deux gravures racées de chefs d'œuvre sacrés de Mozart : la Grande messe en Ut et le Requiem. Ce Requiem capté en concert, en 1991, à la Cathédrale Saint-Etienne, couronne les célébrations des 200 ans de la mort de Mozart. Le chef y dirige une distribution intéressante qui mélange les générations : Arleen Auger, Cecilia Bartoli, Vinson Cole et Renée Pape.   

A Berlin, le chef fait le grand écart ! On passe d’une série de pièces russes virtuoses gravées en 1959 avec une phalange qui peinait à suivre le dynamisme du chef à quelques gravures des années 1990 : une Missa Solemnis à l’impact statutaire, tirée au cordeau de l'architecture Solti qui construit un édifice tel un temple intimidant avec des chanteurs qui se hissent au sommet : Julia Varady, Iris Vermillon, Vinson Cole et René Pape). Enfin, pierre jetée dans le jardin de feu Karajan, un album 100 % Strauss enregistré en concert en juin 1996 avec Ainsi parlait Zarathoustra, Till l'Espiègle et la “Danse des sept voiles” de Salomé. Solti tire des sonorités capiteuses mais tranchantes des pupitres d’un orchestre tout aussi galvanisé.  

Bien sûr, un caractère cursif va de pair chez Solti avec l’électricité de sa direction fougueuse  Il n’y a jamais de matière grasse ou d’effets de manche. Tout est buriré dans une vision presque ascétique par la recherche de nervosité. Symbole de cette approche, une incroyable Sérénade pour cordes de Tchaïkovski gravée avec le Philharmonique d’Israël en 1959. Pas de flux de parfums slaves ou pittoresque sous une direction qui dégraisse comme jamais une masse instrumentale tranchante. C’est sans doute à contre sens de tant de lectures, mais cela offre une modernité et une motorique inattendue à cette œuvre si souvent galvaudée par une recherche d’effets hors sols. Solti n’était pas le genre à traiter avec dédain des pièces considérées comme secondaires dans le corpus d’un compositeur, ainsi sa gravure du triptyque Ouverture, scherzo et Finale de Schumann est un diamant brut ciselé avec respect de structure musicale. Autre exemple de cette exigence : la belle Sérénade de Léo Weiner enregistrée avec l’Orchestre du Festival de Budapest. La précision rythmique et le sens des couleurs portent cette musique au sommet.    

Caractérisation de cette direction cursive : les interprétations de Chostakovitch. Georg Solti découvrit le Russe sur le tard, au point de regretter de ne pas l'avoir dirigé autant qu’il pouvait le mériter. Mais au final, il aura tout de même enregistré 7 des 15 symphonies. Solti revendiquait un Chostakovitch plus instrumental que dramatique. Dès lors, on ne sera pas surpris de trouver sa direction bien plus à son aise dans les Symphonies n°1 (Amsterdam-1991) et n°9 (Vienne-1990) que dans la Symphonie n°5 (Vienne-1993) à la beauté froide et distante. 

Un festival de sonorités orchestrales, documentaire du temps qui passe.  

Avec ce coffret, on peut également apprécier l’évolution de la sonorité des orchestres au cours de la seconde moitié du XXe siècle, passant d’esthétiques sonores typées à un son plus neutre et international. Même le Philharmonique de Vienne de la fin des années 1950 et du début des années 1960 est très caractéristique dans sa sonorité des vents et des cuivres ; la phalange évolue vers un meilleur fondu technique, une plus large palette de timbres à l’image d’un programme Blacher- Kodály-Elgar, la qualité de jeu se fait au détriment de la culture sonore. On peut suivre la même évolution au Concertgebouw d’Amsterdam avec la Symphonie n°4 de Mahler. A cette époque, la phalange amstellodamoise est encore marquée par le son des années Mengelberg, plus vibré et plus vif éclatant alors qu’au fil des ans, cette culture sonore évolue également vers une plus grande qualité technique mais plus neutre, même si le niveau est vertigineux à l’image de la démonstration que les musiciens livrent dans le Chant de la terre capté en concert en 1992. A Paris, on sent le chef batailler avec la vénérable Société des concerts du Conservatoire pour des Symphonies n°2 et n°5 de Tchaïkovski. Si le chef ne met pas en difficulté les pupitres, on ressent les limites techniques incompatibles entre une direction altière et minérale et un orchestre très typé dans la verdeur de ses vents et le vibrato de ses cuivres. 

Des mandats de Solti, celui à la tête de l’Orchestre de Paris fut bref : 3 ans entre 1973 et 1975. Il faut dire que le chef déjà bien occupé par son mandat auprès du Chicago Symphony Orchestra ne fut pas en mesure de s’investir auprès d’un Orchestre de Paris alors jeune, qui avait besoin d’un bâtisseur à temps plein. Une seule gravure témoigne de mandat : un set d'œuvres de Liszt composé des poèmes symphoniques Tasso, Lamento e Trionfo et Du Berceau jusqu’à la Tombe ainsi que de la Méphisto Valse n°1. Malgré une direction vigoureuse et structurée qui insiste sur la dimension épique de cette musique, on sent la phalange parisienne peu affûtée pour un tel degré d’exigence. Cette interprétation, par la force de la direction, reste pourtant une pierre angulaire d’une discographie pas si riche qualitativement. Bâtisseur d’orchestre, Georg Solti était aussi une personnalité engagée. En 1995, il contribua à fonder le World Orchestra for Peace, phalange ad-hoc composée de membres des grands orchestres mondiaux. Le concert inaugural à Genève célébrait les 50 ans de l’Organisation des Nations Unies avec un programme symbolique : l’Ouverture de Guillaume Tell de Rossini, clin d’oeil à la Suisse et à l'université, le Concerto pour Orchestre de Bartók pour l’exil et enfin le final de l’Acte II de Fidelio de Beethoven, image de paix et de fraternité. Même au pupitre d’un orchestre composé pour l’occasion, Solti sait galvaniser ses forces musicales pour enflammer le concert vers un final thétanisant.          

Du côté concertant et purement solistique, peu de choses à se mettre sous la dent : un étonnant concerto n°1 de Tchaïkovski avec Clifford Curzon, un puissant Concerto n°1 de Brahms, bien carré et emporté au tonus avec un excellent András Schiff au piano et une lecture opératique des Quatre derniers lieder de Richard Strauss avec une Kiri Te Kanawa en mode démonstratif. Ces trois enregistrements sont captés à Vienne avec le Philharmonique local et même s’ils ne sont pas des références incontournables ils sont à connaître pour la flexibilité de la direction :  contrastée dans  Tchaïkovski, cursive dans Brahms et attentionnée dans Strauss. 

Pianiste émérite, Georg Solti est également enregistré au clavier. Nous avons déjà signalé les sonates pour violon en compagnie de Georg Kulenkampff, mais le musicien est également en première ligne pour accompagner deux lieder de Schubert avec le ténor Max Lichtegg (1947), mais également aux côtés de Kiri Te Kanawa pour des lieder de Strauss et d’András Schiff pour des Variations sur un thème de Schumann de Brahms. Enfin, Georg Solti est en compagnie de 3 artistes du Melos Quartet pour les Quatuors avec piano n°1 et n°2. Cette gravure londonienne est un modèle de style, d’écoute mutuelle et de rigueur. 

Le coffret reprend les couvertures d'origine des LP et des CDs et le beau booklet propose de très belles photos. Notons pour être précis que 2 albums sont déclinés en CD et DVD : le concert anniversaire Mozart et le Concert pour la paix de Genève. Enfin le dernier CD propose un passionnant documentaire audio “Solti in Europe: A memoir” avec la narration de Jon Tolansky.  

On l’aura compris, cette somme est un ensemble à chérir et à réécouter en ces temps de standardisation et de neutralité interprétative.

Note globale 10

Pierre-Jean Tribot  

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