Symphonies n°6 et n°15 de Chostakovitch à Londres : au bord de la Tamise, l’étiage ?

par

Dimitri Chostakovitch (1906-1975) : Symphonie no 6 en si mineur Op. 54. Symphonie no 15 en la majeur Op. 141. Orchestre symphonique de Londres., direction: Gianandrea Noseda. Octobre 2019 & février 2022. Livret en anglais, français et allemand. TT 76’50. LSO0878

Après les symphonies 1, 4, 5 et 8 enregistrées depuis septembre 2016 dans la même collection, la saison 2019-2020 du LSO programmait trois « opus de guerre ». Nos colonnes du 20 mars 2021 s’enthousiasmèrent pour le SACD incluant la no 9, tandis que l’enregistrement de la no 7 nous décevait hélas. La présente parution inclut deux symphonies parmi les plus déroutantes du compositeur : la no 6 (écrite en 1939) qu’on a parfois dite « sans tête » car elle commence par un long mouvement lent, et l’énigmatique no 15 pétrie d’insondables citations musicales.

Le langage néoclassique de la Sixième n’empêche pas des abords typés, alors que le chef italien s’en tient à un juste milieu et semble s’évertuer à ne pas choisir. Dans le lugubre Largo, il reste à gué entre la poignante émotion d’un Bernard Haitink à Amsterdam (Decca) et les aigres relents tragiques d’un Fritz Reiner à Pittsburgh (Columbia). L’ingrate acoustique du Barbican Hall n’accorde pas aux solos (cor anglais, flûte) la résonance qui les rendrait poignants. Cette interprétation s’avère plus désertée que fantomatique, privée des spectres qui s’instillaient avec Kurt Sanderling (Eterna), pas plus que les timbres quelconques des cordes ne profitent de la somptueuse pâte d’archets du Wiener Philharmoniker d’un Bernstein (DG). L’Allegro se montre bien réglé, notamment les cuivres remarquablement disciplinés, mais l’on n’atteint pas l’ivresse jubilatoire d’un Mariss Jansons à Oslo (Emi), et la coda (clarinette morne) fait long feu. Dans une veine certes moins affutée, un Adrian Boult (lui aussi à Londres, pour le label Everest) préservait du moins l’esprit de cette pochade douce-amère. Mais le pire vient avec ce Presto amorcé sans entrain, tarissant le contraste émotionnel avec les convulsions centrales. La malice peine à gagner les pupitres anglais dans cette construction pourtant parmi les plus espiègles de Chostakovitch. Globalement, cette prestation au mieux littérale estompe les ambivalences expressives de cette symphonie et en banalise les effets, voire les gaspille.

Captée vingt-huit mois plus tard, l’ultime symphonie ne convaincra pas davantage quand le liminaire Allegretto s’entend desservi par une approche dépourvue d’ironie, et même sans la virtuosité que permettrait l’orchestre britannique en un meilleur jour, et sous baguette qui cultivât force de proposition. Les facéties de ce magasin de jouets enchanté, aussi inquiétant que sarcastique, se trouvent désamorcées par une optique là encore très objective, à court d’idée. Dans cette échoppe ludique et pince-sans-rire, on regrette l’étrange noirceur quasi-hoffmanienne d’un Mravinski à Leningrad (Melodiya), la dilatation fantasmatique d’un Mikhail Pletnev (Pentatone), ou la prodigieuse tension narrative inculquée par Neeme Järvi à Göteborg (DG), ajusté au millimètre. Le thrène qui déambule dans le second mouvement peut appeler la décantation, à condition de ne pas s’enliser dans ses méandres : un écueil que n’évite pas Gianandrea Noseda dans les fanfares funèbres, dont le relief et le pathos disparaissent dans les limbes -avec la malencontreuse complicité d’une prise de son étiolée. Le bref acmé, soudain électrisé tambour battant, ne parvient guère à donner le change : ces eaux stagnantes ont entretemps assoupi l’auditeur.

Le cocasse Allegretto réveille l’intérêt, mais sombre là encore trop vite dans l’insignifiance. L’absence de stylisation, sans intention perceptible, peut s’avérer un moyen de suggérer le cheminement désincarné du long mouvement final. Mais les citations wagnériennes, évoquées dans l’intelligent livret de Paul Griffiths, la douleur amuïe qui s’y larve, requièrent certainement une autre profondeur que cette sorte de fade neutralité platement véhiculée par une falote prestation. Face à cette « écriture blanche » distillée par le maestro, comme la nommeraient peut-être les linguistes, on réécoutera l’effective limpidité d’un Kirill Kondrachine à Moscou (Melodiya), qui dans les cliquetis conclusifs atteignait au génie métaphysique. Les délicats équilibres de percussion, les nuances que réclament ces arcanes dosées au trébuchet, s’alignent à Londres comme une mécanique privée d’âme comme de subtilité (le xylophone prosaïque).

Dans l’ensemble, les amateurs de SACD se reporteront à la poésie crépusculaire de Bernard Haitink à Amsterdam (Pentatone) pour cet opus 141, et pour l’opus 54 à Dimitri Kitajenko au Gürzenich (Capriccio), autrement flagrant, tant pour le son que pour le sens. En l’occurrence, on souhaite pour les futures étapes que le cycle dirigé par Gianandrea Noseda vienne réinvestir notre attention bien malmenée, au sein d’une intégrale très inégalement inspirée, dont à ce jour la Dixième constitue le sommet. Cette réussite, aussi épique qu’idiomatique, rend d’autant inexplicables les ruisseaux d’eau tiède qui nous navrent en ce disque proche de l’étiage, à peine sauvé par une probe lecture des partitions, et guère à la mesure d’un orchestre prestigieux et d’un chef talentueux.

Christophe Steyne

Son : 7 – Livret : 9 – Répertoire : 9,5 – Interprétation : 4

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