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C’est sans aucun doute, la parution symphonique majeure des célébrations du bicentenaire de la naissance de César Franck : un album intégralement symphonique par l’Orchestre de la Radio de Francfort (Hr-Sinfonieorchester) sous la direction de son directeur musical Alain Altinoglu. Ce disque propose la Symphonie en ré mineur, le poème symphonique Le Chasseur Maudit et la symphonie de Rédemption (1ère version de 1872) dit Ancien Morceau symphonique, partition redécouverte par le musicologue Joël-Marie Fauquet. A l'occasion de la sortie de ce disque, Alain Altinoglu répond aux questions de Crescendo-Magazine.
Qu’est ce que représente César Franck pour vous ?
J’ai rencontré la musique de César Franck alors que j’étais très jeune. Ce premier contact s’est fait par sa musique d’orgue. Comme je suis d’origine arménienne, j’allais à la messe à l’Eglise arménienne catholique dans le Marais qui s’appelle désormais Saint-Jean-Sainte-Croix et où j'ai joué l’orgue. Il se trouve qu’au XIXe siècle, cette église nommée Saint-Jean-Saint-François et dont l’orgue est l’un des premiers Cavaillé Coll construits à Paris, est liée à Franck car le compositeur en fut titulaire ! J’ai joué sur cet instrument dont l’un des tuyaux, au-dessus la console, est gravé d’une phrase qui signale que l’instrument fut joué par Franck ! Quelques années plus tard, j’ai pratiqué ses Variations symphoniques à l’occasion de l'examen pour l'obtention de mon prix au CRR de Saint Maur. Ma professeur m’avait suggéré de jouer ces Variations symphoniques comme pièce de concerto. Depuis que je suis en Belgique, je me suis de plus en plus intéressé à Franck et j'ai approfondi ma connaissance de sa musique et de sa biographie.
César Franck est né à Liège, ville frontière des mondes latins et germaniques. Sa musique, et sa symphonie en particulier, a été jouée et enregistrée tant par des chefs de l’école franco-belge (Cluytens, Munch, Monteux, Paray,...), que par des chefs issus de la tradition germanique (Furtwangler, Karajan, Masur)... César Franck, et sa symphonie, sont-ils latins ou germaniques ?
Étant en Belgique, j’ai mieux compris César Franck. Il a quelque chose de très belge, dans ce pays situé géographiquement entre la France et l'Allemagne. C’est certes très schématique d'énoncer cette évidence, mais il y a quelque chose dans le son, que j’essaie de cultiver à La Monnaie : un son qui n’est ni français, ni allemand. C’est pareil dans la musique de César Franck, il y a quelque chose dans la ligne mélodique et dans le rubato, qui est proche musique française, mais si on regarde dans l’architecture, l’harmonie, dans la manière d'orchestrer, nous sommes plus proches des grands compositeurs allemands. Il faut être attentif à cet équilibre car je pense que cela ne marche pas si on va soit trop dans un sens, soit trop dans un autre. C’est ce que j’ai tenté de faire dans notre approche pour cet enregistrement. Il ne faut par ailleurs pas perdre de vue que Franck a pas mal changé au cours de sa vie. Il est intéressant de noter qu’il a écrit ses œuvres les plus lyriques et les plus romantiques à un âge avancé, quand il tombait amoureux de ses élèves. Ce mélange de maturité et d’élan amoureux romantique tardif, est intéressant à faire ressortir.
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C’est un événement majeur dans le domaine du patrimoine musical belge : le pianiste Ivan Ilić fait paraître, chez Chandos, un album intégralement consacré à des œuvres pour piano de Joseph Jongen, l’un des plus grands compositeurs belges. Alors que cet enregistrement contribuera sans nulle doute à la reconnaissance internationale de ces chefs d'œuvre, Crescendo Magazine échange avec ce brillant musicien, infatigable explorateur du répertoire.
Vous faites paraître un nouvel enregistrement consacré à des œuvres pour piano solo du compositeur belge Joseph Jongen. Qu'est-ce qui vous a conduit à ce choix qui sort des sentiers battus ?
J'ai découvert Jongen par hasard, en faisant des recherches sur les compositeurs anglais du début du XXe siècle. C'était pendant la pandémie, alors que j'écoutais beaucoup de musique, et j'ai immédiatement contacté la bibliothèque du Conservatoire de Bruxelles pour essayer d'obtenir les partitions. Mais les échanges étaient un peu long ! C'était donc frustrant, au début, mais cela m'a poussé à vouloir encore plus les partitions.
Une fois que j'ai eu les partitions, j'ai eu l'impression que toute la musique que j'avais jouée auparavant -en particulier la musique française- m'a donné les outils nécessaires pour donner vie à la musique de Jongen, tout naturellement.
Apprendre la musique lentement, écouter ses inflexions harmoniques subtiles, c'était comme goûter un nouveau fruit merveilleux.
Quelle est pour vous la place de Jongen dans l'histoire de la musique ?
Jongen a écrit une musique finement travaillée dans un style qui commençait à perdre de sa popularité de son vivant : la musique "impressionniste". Mais ses œuvres comme l'Opus 69 sont parmi les plus belles pièces que je connaisse dans ce style.
C'est une figure déroutante parce qu'il était aussi un professeur de contrepoint, et qu'il était l'un des seuls compositeurs à maîtriser absolument les deux styles. Je suis convaincu que s'il était français et non belge, il serait beaucoup plus joué et enregistré, et sa musique serait étudiée par des dizaines de milliers d'étudiants.
Et bien sûr, s'il avait écrit certains de ces morceaux 30 ans plus tôt, il serait salué comme un génie. Au lieu de cela, il est presque complètement oublié en dehors de la Belgique.
Je ne me prononcerais pas sur sa place dans l'histoire de la musique, mais je dirais que sa musique a eu un impact profond sur moi.
Qu'est-ce qui vous a motivé à enregistrer spécifiquement ces "Préludes" et "petits préludes" ? Y a-t-il une filiation stylistique avec ceux de Debussy ?
J'ai eu un premier coup de cœur pour l'un des Préludes de l'Opus 69 intitulé “Nostalgique”, où le fa dièse répété rappelle Le Gibet de Ravel.
Au-delà de cette référence superficielle, le morceau est plus Ravel que Debussy car les harmonies sont plus "épaisses", plus comprimées, avec des dissonances plus empilées. Chez Debussy, les accords ont tendance à être plus espacés, avec une sensation d'espace et d'air.
Gérer les équilibres dans les accords, c'est comme essayer de trouver le bon assaisonnement quand on cuisine. Cela demande beaucoup de pratique, et vous n'y arrivez presque jamais. Cela change également de façon marquée d'un piano à l'autre. Jouer du Jongen vous fait prendre conscience de la qualité du piano sur lequel vous jouez, quels registres sonnent bien, lesquels ne sonnent pas bien. J'ai développé une obsession pour “Nostalgique”, avant d'apprendre les autres Préludes de l'Opus 69, qui semblent spirituellement proches des Etudes de Debussy et peut-être des passages des Miroirs de Ravel.
Les Petits Préludes peuvent, à première vue, sembler être des "œuvres mineures", mais pour moi, ils sont probablement encore plus intéressants, en raison de la façon dont Jongen distille tant de musique en seulement une ou deux minutes, et de la façon dont il franchit les frontières stylistiques avec une telle fluidité. Certains morceaux ressemblent à Jean-Sébastien Bach, à Fauré, à Poulenc, à Scarlatti, à Rachmaninov... C'est tellement éclectique et cela ne peut avoir été écrit que par Jongen, au milieu du 20e siècle.
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