Marguerite Long, ou la poésie à l’état pur

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Marguerite Long - volume 1 : Fauré & d’Indy. Gabriel Fauré (1845-1924) : Ballade (version orchestrale, deux interprétations) ; 2 Barcarolles, 2 Impromptus, 2 Nocturnes, Les Berceaux op. 23 ; Quatuors avec piano n° 1 en ut mineur op. 15, n° 2 en sol mineur op. 45. Vincent d’Indy (1851-1931) : Symphonie sur un Chant montagnard français (Symphonie Cévenole) en sol op. 25. Ninon Vallin, soprano. Jean Pasquier, violon ; Pierre Pasquier, alto ; Étienne Pasquier, violoncelle ; Jacques Thibaud, violon ; Maurice Vieux, alto ; Pierre Fournier, violoncelle. Marguerite Long, piano. Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire, direction : Philippe Gaubert, André Cluytens. Orchestre des Concerts Colonne, direction : Paul Paray. Enregistré entre le 1er avril 1930 et le 15 mars 1957. Édition 2022. Livret substantiel en anglais. 2h 35m 4s. 1 double CD APR (Appian Publications & Recordings). APR6038.

Marguerite Long - volume 2 : Chopin, Debussy, Milhaud & Ravel. Frédéric Chopin (1810-1849) : Fantaisie en fa mineur op. 49, Mazurka en fa dièse mineur op. 59 n° 3, Valse en la bémol op. 64 n° 3, Valse en ré bémol op. 70 n° 3, Barcarolle en fa dièse op. 60, Berceuse en ré bémol op. 57, Fantaisie-Impromptu en ut dièse mineur op. 66, Scherzo n° 2 en si bémol mineur op. 31, Concerto pour piano n° 2 en fa mineur op. 21. Claude Debussy (1862-1918) : 2 Arabesques, Jardins sous la pluie, La plus que lente. Darius Milhaud (1892-1974) : Concerto pour piano n° 1 op. 127, Paysandu (n° 12 de Saudades do Brasil), Alfama (n° 2 de L’Automne op. 115). Maurice Ravel (1875-1937) : Concerto pour piano en sol (deux interprétations). Marguerite Long, piano. Orchestre anonyme, direction : Pedro de Freitas Branco, Darius Milhaud. Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire, direction : Georges Tzipine. Enregistré entre le 11 mai 1929 et le 12 juin 1952. Édition 2022. Livret substantiel en anglais. 2h 24m 47s. 1 double CD APR (Appian Publications & Recordings). APR6039.

Cette fois, c’est à la pianiste française Marguerite Long (1874-1966) que l’excellent label britannique Appian Publications & Recordings ouvre la porte à sa fascinante série consacrée à l’École Française du Piano, dont les autres publications honorent Aline van Barentzen, Emma Boynet, Robert Casadesus, Jean Doyen, Marius-François Gaillard, Lazare-Lévy, Victor Staub et Magda Tagliaferro. L’Âge d’Or de cette École s’épanouit lors de la première moitié du 20e siècle et cette série, en des reports d’exception accomplis essentiellement par Ward Marston, Mark Obert-Thorn et Seth Winner, vise à en explorer systématiquement les enregistrements, souvent oubliés, réalisés à cette époque.

La discographie de Marguerite Long (1874-1966) est relativement modeste mais d’une qualité exemplaire. Déjà en 2003, en un coffret de 4 CDs (Vel 3067), le label suisse Cascavelle avait réédité avec bonheur l’entièreté des 78 tours de Marguerite Long, à l’exception de deux pièces et du Concerto pour piano n° 2 en fa mineur op. 21 de Chopin (ce dernier avec Philippe Gaubert en mai 1929). On les retrouve très heureusement ici chez APR grâce aux transferts exceptionnels de Mark Obert-Thorn.

Toutefois, contrairement à Cascavelle, APR omet de Mozart le Concerto n° 23 K. 488 dirigé par Philippe Gaubert, de Beethoven le Concerto n° 3 op. 37 dirigé par Felix Weingartner et le Concerto n° 5 op. 73 dirigé par Charles Munch, et de Ernesto Halffter la Rapsodia portuguesa sous la baguette de Munch également. En compensation, APR nous gratifie d’enregistrements tardifs de la grande pianiste française : Quatuor à clavier n° 1 en ut mineur op. 15 de Fauré avec le Trio Pasquier (février 1956), Ballade op. 19 de Fauré avec André Cluytens (octobre 1950), et Concerto en sol de Ravel sous la direction de Georges Tzipine (juin 1952).

De cette élève d’Antonin Marmontel (1850-1907), c’est surtout son héritage sous forme de l’École Marguerite Long - Jacques Thibaud ouverte en 1941 avec son ami violoniste Jacques Thibaud, et du Concours international Long-Thibaud créé en 1943 qui perpétuent le nom d’une artiste très aimée, discutée, forçant le respect, tenant le devant de la scène parisienne durant soixante ans et dont le rayonnement international était considérable. Une multitude de lauréats du Concours accompliront une brillante carrière, le plus beau titre de gloire de Marguerite Long, depuis, de son vivant, Samson François (1943) et Aldo Ciccolini (1949) jusqu’à Bruno Leonardo Gelber (1961) et Bruno Rigutto (1963), pour ne citer que les pianistes.

Mis à part Chopin évidemment, les compositeurs représentés dans ces enregistrements ont bien connu et côtoyé Marguerite Long, la respectaient, et certains ont travaillé leurs œuvres avec elle ou même lui en ont dédié : Fauré, Halffter, Milhaud, Poulenc, Satie, Séverac… En outre Marguerite Long a créé la Fantaisie et quelques-unes des Études de Debussy, des pages dont la Ballade de Fauré, et de Ravel, outre le Concerto en sol majeur, le Tombeau de Couperin. Enfin, elle donne en première audition le Concerto n° 1 de Darius Milhaud.

Au disque, ses interprétations de Chopin sont non seulement d’une totale pureté de jeu, mais aussi et surtout d’une justesse d’expression qui ne cesse de s’imposer par son évidence. L’attention est centrée sur le lyrisme, et non pas sur l’interprète, ce qui n’est pas si courant s’agissant de Chopin. C’est surtout évident concernant le Concerto n° 2 en fa mineur op. 21 de Chopin donné ici dans l’orchestration légèrement abrégée d’André Messager réalisée pour Marguerite Long, et dirigée ici par un Philippe Gaubert quelque peu brouillon…

La merveilleuse pianiste offre toute la poésie raffinée et diaphane nécessaire aux pages de Faurė : Barcarolles n° 2 et 6 et Impromptu n° 2, ce dernier pris dans un tempo si rapide que la partie centrale ne permet sans doute pas l’épanouissement de tout le lyrisme de son chant, mais quelle volubilité ! En outre la Ballade et les deux Quatuors à clavier sont tout simplement des références - la perfection ! Par ailleurs il est vraiment regrettable qu’elle nous ait légué si peu de gravures d’œuvres de Debussy : les deux Arabesques, Jardins sous la pluie, La plus que lente -est-il toutefois encore nécessaire de préciser qu’elles sont d’une poésie, d’une fluidité et d’une subtilité exemplaires ?

Une belle découverte est sa version (1934, probablement première au disque) de la Symphonie Cévenole en sol op. 25 de Vincent d’Indy, soutenue par le commentaire orchestral d’exception de Paul Paray : elle parvient aisément à se hisser au même niveau de référence que celle, absolue, d’un de ses élèves, lauréat de son Concours : Daniel Wayenberg (1929-2019) soutenu par l’excellent Ernest Bour (1913-2001) (Forgotten Records FR 310). En comparaison, le bref Concerto pour piano n° 1 op. 127 de Darius Milhaud, s’il est bien agréable à écouter et parfaitement défendu par la pianiste, n’est qu’une pochade humoristique plutôt insignifiante (d’à peine 13 min !) et relativement inoffensive… 

Enfin, il y a Ravel ! Le Concerto en sol dont Marguerite Long est la dédicataire et l’interprète inspirée idéale. Tout comme pour la Ballade de Fauré, APR a l’excellente idée de nous en offrir les deux enregistrements : en effet, pour chaque œuvre, la première version est préférable quant au jeu plus maîtrisé de la pianiste, mais la seconde l’est quant à l’orchestre. C’est un dilemme : les doigts de Marguerite Long sont plus agiles et sûrs dans les années 30, mais, par exemple, le trompette solo de l’orchestre anonyme de Freitas Branco a des problèmes dans l’introduction du Concerto de Ravel, problèmes surmontés avec brio dans la version Tzipine.

Enfin, contrairement au Concerto en sol de Ravel présenté ici sous ses deux versions (Freitas Branco 1932 et Tzipine 1952), et à la Ballade de Fauré sous celles de Gaubert 1930 et Cluytens 1950, le Concerto pour piano n° 2 de Chopin n’est proposé qu’en sa version Gaubert 1929, sans celle de Cluytens 1953, durée de CD oblige…

Ajoutons que les transferts superbes de Mark Obert-Thorn surclassent aisément ceux des précédentes éditions, par leur dynamique sonore et leur présence.

Son : 9 (historique) - Livret : 10 - Répertoire : 10 - Interprétation : 10

Michel Tibbaut

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