Interviews
La pianiste Krisztina Fejes fait paraître un disque consacré à l'œuvre pour piano du compositeur Miklós Rózsa. De ce dernier, on connaît essentiellement ses légendaires musiques de film à commencer par celle de Ben-Hur, mais l'œuvre de Miklós Rózsa ne se limite pas aux bandes originales. C’est un corpus de très grande qualité qui se déploie avec richesses dans de nombreux domaines à commencer par la musique pour piano. Dans ce cadre, cette nouvelle parution et à marquer d’une pierre blanche par son excellence artistique qui rend hommage à l’art subtil de Miklós Rózsa. Crescendo-Magazine est heureux de s’entretenir avec Krisztina Fejes.
Les œuvres pour piano de Miklós Rózsa sont relativement méconnues. Qu'est-ce qui vous a poussé à lui consacrer un album entier ?
En 2022, j'ai été invité par l'Orchestre philharmonique de Debrecen à interpréter Spellbound, un concerto pour piano basé sur le thème du film d'Hitchcock. C'était la première fois que je jouais de la musique de Rózsa en Hongrie, et cela a été un tournant. Cette expérience m'a plongé dans son univers. J'ai commencé à explorer son répertoire plus en profondeur et j'ai été à la fois inspiré et attristé par le peu d'attention accordée à sa musique de concert, en particulier dans son pays natal. J'ai découvert que sa Sonate pour piano n'avait jamais été jouée en Hongrie, ce qui m'a semblé être une omission flagrante. À partir de ce moment, je me suis consacré à des recherches approfondies. Son autobiographie Double Life m'a été d'une aide précieuse dans ce processus, m'apportant des informations précieuses sur la genèse de ses œuvres. En tant que musicienne hongroise, je me sens personnellement responsable d'honorer et de promouvoir l'héritage artistique de Rózsa. Bien qu'il soit célébré internationalement pour ses musiques de films, ses compositions classiques restent injustement méconnues. Je pense qu'elles méritent une place beaucoup plus importante dans le répertoire de concert. Même sa bande originale de Ben-Hur, souvent considérée comme purement cinématographique, est une œuvre symphonique puissante. Comme le dit le proverbe : nul n'est prophète en son pays.
Le label Hungaroton a-t-il été facile à convaincre de vous soutenir dans ce projet ?
Lorsque Hungaroton m'a invité à soumettre des idées de programme, je leur ai proposé plusieurs options, notamment des œuvres de Beethoven et de Liszt. Parmi celles-ci, la proposition d'enregistrer la musique pour piano de Miklós Rózsa s'est démarquée comme quelque chose de vraiment unique. Ils ont immédiatement reconnu sa valeur, surtout compte tenu du peu d'attention accordée aux œuvres de concert de Rózsa en Hongrie, et nous sommes parvenus à un accord presque sans effort. Cet album comble une véritable lacune dans le paysage musical classique. À ma connaissance, aucun pianiste hongrois n'avait encore entrepris d'enregistrer l'intégrale des œuvres pour piano solo de Rózsa sur un seul disque, ce qui a fait de ce projet à la fois un défi significatif et une mission artistique.
Miklós Rózsa est né à Budapest, où il a fait ses études, mais son nom reste associé à son travail aux États-Unis et à ses illustres musiques de films. Quelle place occupe Miklós Rózsa dans la mémoire musicale hongroise ?
Comme beaucoup de musiciens et compositeurs hongrois de renom, tels que György (Georg) Solti ou Béla Bartók, qui ont fui le pays, Rózsa a également cherché sa chance à l'étranger. Il a commencé ses études à Budapest, il les a ensuite poursuivies à Leipzig, puis à Paris, avant de s'installer finalement aux États-Unis via Londres. C'est là-bas, grâce au soutien des frères Korda, qu'il est entré dans le monde de la musique de film et a acquis une renommée mondiale.
Aujourd'hui, l'héritage de Rózsa est peu à peu redécouvert en Hongrie. À l'occasion du 30e anniversaire de sa mort, plusieurs concerts symphoniques ont été organisés en son honneur, et de nombreux solistes hongrois de renom ont inclus sa musique dans leur répertoire. Son nom est de plus en plus présent, non seulement en tant que « roi de la musique de film », mais aussi en tant que compositeur dont les œuvres classiques méritent une place solide et durable dans la mémoire culturelle hongroise.
Erato nous comble avec l’édition d’un coffret reprenant les enregistrements du pianiste Michel Béroff, une somme magistrale et essentielle qui nous offre un parcours riche et intense de Bach à Messiaen. Le mélomane se plaît à réécouter, voir même redécouvrir, tant de grands enregistrements de cet artiste unique et fascinant. Crescendo Magazine est heureux de s’entretenir avec cette légende vivante du piano.
Quel est votre sentiment quand vous avez reçu ce coffret de 42 disques, reprenant vos albums pour Erato ? Est-ce que vous avez réécouté ces enregistrements ?
J’ai été extrêmement touché que EMI (ERATO) sorte ce coffret à l’occasion de mon 75ème anniversaire. Il concerne principalement mes enregistrements des années 70 et 80, et bien que la « date de péremption » soit dépassée depuis quelques décennies, je n’ai eu ni l’envie ni la curiosité de les réécouter.
A la lecture du plantureux programme de ces disques, le mot éclectisme me vient à l’esprit. Est-ce que c’est un terme que vous revendiquez dans le cadre de vos choix de répertoire ? Comment s’est construite cette discographie ? Selon le fruit de vos envoies ou en fonction du hasard des rencontres et des opportunités ?
Je pourrais répondre positivement à chaque proposition ! Bien entendu, l’éclectisme n’est autre qu'une curiosité tellement indispensable à tout musicien ; et naturellement le reflet de mes goûts musicaux. Les rencontres sont elles aussi déterminantes et nourrissent le plaisir … et la réussite souhaitée des d’enregistrements. Les opportunités « maîtrisées » sont elles aussi importantes, et souvent très enrichissantes dans leurs confrontations.
Dans ce coffret, il y a deux intégrales majeures des partitions pour piano et orchestre de Franz Liszt et des concertos pour piano de Serge Prokofiev avec le Gewandhaus de Leipzig et Kurt Masur. Comment un jeune pianiste français s’est-il retrouvé à enregistrer Liszt de l’autre côté du rideau de fer en pleine guerre froide ?
L’idée est venue de la direction anglaise de EMI. J’ai accepté avec grand enthousiasme d’enregistrer les 5 concertos de Prokofiev ; les intégrales étaient très peu nombreuses à l’époque. Le vénérable Gewandhaus de Leipzig était une opportunité rare, et Kurt Masur, grand Kapellmeister, pas encore l’immense chef qu’il allait devenir. Le succès de ce coffret, et la très bonne connivence avec Kurt Masur et le Gewandhaus ont fait la suite. Mon directeur artistique, Eric Macleod, m’a ensuite proposé de continuer les voyages compliqués à travers l’Allemagne de l’est des années 1970, pour enregistrer ce qui était à l’époque l’intégrale des œuvres pour piano et orchestre de Liszt … compositeur que j’aimais depuis longtemps déjà.
Justement à propos de Liszt, vous avez enregistré les deux concertos mais aussi toutes les partitions concertantes, souvent méconnues et plutôt considérées avec dédain comme la Fantaisie sur un thème de Lélio de Berlioz ou Malédictions. Qu’est-ce qui vous avait motivé à vous intéresser à ces partitions ?
La curiosité et le challenge ont fonctionné à merveille. Une fois le déchiffrage de ces œuvres terminé, le travail en profondeur révèle toujours d’inestimables beautés. Malédiction, en particulier, mériterait d’être jouée régulièrement. Mon amour pour Berlioz, et la générosité avec laquelle Liszt transcrivait beaucoup d’œuvres de ses contemporains m’ont motivé aussi grandement.
Vous avez joué, à l’âge de onze, dans des extraits des Vingt regards de l’Enfant Jésus devant Olivier Messiaen et son épouse Yvonnes Loriod. Vous avez ensuite particulièrement bien servi Messiaen au disque et vos enregistrements sont des références. Qu'est-ce qui vous attire chez Messiaen ?

Avant d’en être conscient, j’étais déjà nourri à la musique d’Olivier Messiaen, par le biais des disques que mon père écoutait fréquemment. Lorsque j’ai commencé, à l’âge de 10 ans à jouer quelques pièces, j’ai reconnu ce langage, qui m’est rapidement devenu totalement familier. Les modes et les rythmes de son langage ne me posaient aucun problème de compréhension ; seuls les problèmes techniques ont nécessité quelques heures de travail … Les années suivantes, j’ai travaillé ses œuvres parallèlement au travail plus traditionnel du Conservatoire. La richesse de son écriture, due peut être en partie à l’extraordinaire pianiste qu’était Yvonne Loriod, la grande complexité rythmique, le chatoiement de ses modes, les proportions magiques, la lumière mystique qui baigne toute son œuvre, sont des éléments qui n’ont jamais cessé de m’éblouir.