Mots-clé : Les Percussions de Strasbourg

Rainy Days 2025 : où les corps résonnent

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Autour du thème des corps (« Bodies »), humains et sonores, dimensions physiques de la musique, le festival de musiques nouvelles de Luxembourg prend ses quartiers au long d’une petite semaine, essentiellement dans les différents lieux du paquebot Philharmonie, mais aussi au Mudam (le musée d’art moderne), dans le Jardin du multilinguisme de la Cour de Justice de l’Union Européenne ou au Théâtre des Casemates – outre les collaborations avec les danseurs du Conservatoire de la Ville ou la Luxembourg Art Week et la place faite aux familles et aux enfants, à travers promenades, installations et activités spécifiques.

Une ligne mélodique unique, 36 pommes de terre et bien plus de monades

Pour ma part, je choisis, la bible en main (le programme, soigné et très complet, dépasse les 300 pages) et le carnet de notes dans la poche, les soirées des jeudi, vendredi et samedi pour picorer, entre deux concerts ou performances, un mini-sandwich de chez Julien, le traiteur qui nourrit les festivaliers, ou siroter une Gambrinus de chez Battin, le petit frère parmi les producteurs de bière du pays, intégré depuis à son implantation de Bascharage par la Brasserie Nationale. Et, avant tout, découvrir des musiques, des musiciens – et parfois de simples corps en mouvement, comme c’est le cas avec le Quatuor Bozzini (que je croise pas mal ces derniers temps, plus souvent en Europe qu’à Montréal), acoquiné ce soir (c’est une relation de longue haleine) avec les performeurs Matteo Fargion et Jonathan Burrows pour une facétie musico-théâtrale à l’humour fragile.

Six tables sont alignées face aux gradins de l’Espace Découverte, chacune garnie d’un cahier (la partition ? la conduite) et de six pommes de terre (propres – peut-on jouer avec la nourriture ?), auxquelles s’installent les six humains (les interprètes ? les artistes) pour, pendant une heure, jouer, danser des bras et des mains (parfois des jambes, souvent du cou, de la tête et d‘autres parties du corps), selon une chorégraphie, précise et chaque fois renouvelée en fonction des accompagnants du duo, qui multiplie les gestes, les collaborations, les synchronisations des mouvements, qui fait et défait les groupes, qui réconcilie le sens de l’autonomie et l’instinct grégaire, qui magnifie un légume qui a sa propre célébration dans le pays (l’annuelle Gromperfest, à Bisnfeld) – la musique est le son des déplacements tuberculeux, parfois un peu d’électronique, des harmonicas et un chant au piano droit ; la pièce s’appelle Any Table Any Room, moi j’aime bien Symphonie des Patates.

Gaudeamus : 80 ans, le bon âge pour créer du neuf

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Avec d’autres, le festival Gaudeamus, initié en 1945 par Walter Maas, se confronte, édition après édition, à ce défi paradoxal : créer, inventer, renouveler – encore, toujours, encore un pas plus loin… Equation tout aussi impossible que celle d’une croissance économique infinie ou d’une consommation toujours accrue de ressources écologiques. La rencontre annuelle à Utrecht, peut-être inspirée par sa population particulièrement jeune (étudiante), mobile (à deux roues) et pétillante (les bulles de conversations des attablés le long des canaux), mise sur une radicalité sonore rafraîchissante, investit dans des résidences et un concours qui privilégient l’effronterie à la renommée, généralise le panachage des genres et des cultures et revendique la prise de risque – quitte à se fourvoyer ou à révéler des surprises inespérées.

Un risque que j’aime prendre moi aussi puisque j’y reviens et que je débarque aux alentours de la ville pour la troisième année consécutive, mouillé par l’averse (qui bientôt cesse), m’installe dans le gîte en face duquel m’observent en dodelinant des moutons dodus, puis rejoins le P+R et le bus vers le TivoliVredenburg, temple des musiques de tous genres en pleine ville, avec des salles de capacité variant de 400 à 2000 auditeurs, dont je gravis les étages (escalators aux rampes marquées des noms de célébrités musicales, puis escaliers pour pousser encore plus haut) – dès le lendemain, j’emprunte le Sprinter pour penduler chaque jour du village de Driebergen à la Centraal Station Utrecht.

Un risque qui laisse aussi l’étrange sentiment que la musique composée se fait ici moins « classique », amalgame exotisme et hardiesse, délaisse l’innovation pour la mixité, s’embrouille en brouillant les pistes : bien sûr, je n’ai pas tout vu ni tout entendu d’un festival qui propose pendant 5 jours 45 événements, prône l’interdisciplinarité, brasse une jeunesse ailleurs parfois à la traîne dans le domaine de la musique contemporaine, se délie des vieux liens avec une avant-garde aujourd’hui faisandée, écoute le monde plus que l’Occident – une autre notion particulièrement relative –, mais je ressors du Gaudeamus avec une impression très différente de celle que je retire d’autres rassemblements ambitionnant eux aussi de faire le point sur la musique de création – en Allemagne, en France, au Luxembourg, en Belgique, bref pas si loin des Pays-Bas : à Utrecht, plus qu’ailleurs, l’accent se met sur la fusion, le brassage plus que sur le concept, sur la performance plus que sur l’idée. Dans son état des lieux de la musique contemporaine néerlandaise, qui introduit le festival, le compositeur et percussionniste Bart De Vrees parle d’une « musique nouvelle néerlandaise […] en pleine santé et de plus en plus diversifiée […, qui] laisse une place à l'expérimentation, au croisement des genres et aux nouvelles sonorités […, issues des] rythmes électroniques, [du] hip-hop, [du] rock indépendant ou [de] la pop néerlandophone ». Un bien ? Un mal ? Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse…