Thésée de Lully par Christophe Rousset

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Jean-Baptiste Lully (1632-1687) : Thésée, tragédie en un prologue et cinq actes. Mathias Vidal (Thésée), Karine Deshayes (Médée), Deborah Cachet (Églé), Philippe Estèphe (Égée), Marie Lys (Cléone, Cérès, une bergère), Bénédicte Tauran (Minerve, la Grande Prêtresse de Minerve, une divinité), Thaïs Raï-Westphal (Dorine, Vénus, une bergère, une divinité), Guilhem Worms (Arcas, Mars, un Plaisir, un Jeu) ; Chœur de chambre de Namur ; Les Talens Lyriques, direction Christophe Rousset. 2023. Notice en anglais et en français. Livret complet avec traduction anglaise. 201’00’’. Un coffret de 3CD Aparté AP325.

Les amateurs d’opéras de Lully ont de quoi se réjouir. Même si sa discographie lyrique s’était enrichie depuis quelques années, notamment par la série entamée par Christophe Rousset (huit parutions déjà), une version de haut niveau de Thésée était attendue depuis la seule et unique, parue chez CPO en 2007, avec des forces bostoniennes menées par Paul O’ Dette et Stephen Stubbs, qu’on ne pouvait considérer comme idéale. Le neuvième numéro de la série Rousset propose opportunément une nouvelle gravure de ce chef-d’œuvre, troisième tragédie du compositeur après Cadmus et Hermione et Alceste. De quoi combler l’attente au-delà de tout espoir !

En ce début d’année 1675, les troupes françaises, en guerre contre la Hollande depuis trois ans, remportent à Turckheim, près de Colmar, sous la conduite de Turenne, une importante victoire contre l’Électeur de Brandebourg. Une belle occasion pour programmer, le 15 janvier au château de Saint-Germain-en-Laye, adapté au décorum envisagé, la création du nouvel opéra de Lully, que Louis XIV a souhaité et largement financé. La notice détaillée du musicologue Pascal Denécheau explique le contexte favorable et cite même une lettre de Madame de Sévigné qui, cinq jours après avoir vu le spectacle, en fait l’éloge : Il y a un opéra tout neuf qui est fort beau. Le succès entraîne de nombreuses reprises, les Parisiens pouvant certains jours se mêler à l’aristocratie. Thésée sera repris sous le règne de Louis XV à l’occasion du mariage du dauphin avec Marie-Thérèse d’Espagne, puis de la naissance du futur Louis XVI ; il sera au répertoire de l’Opéra de Paris tout au long du XVIIIe siècle. Ce sera ensuite un silence de deux cents ans, jusqu’en 1998, lorsque William Christie s’en souviendra pour le Festival d’Ambronay.

Philippe Quinault (1635-1688) signe ici son troisième livret pour Lully. Vu sa qualité, d’autres le reprendront (Handel, Mondonville, Gossec). Il s’agit donc de Thésée. Sans le Minotaure ni Ariane ni Phèdre, mais en proie à des complications amoureuses, d’après un épisode du Livre VII des Métamorphoses d’Ovide et une pièce du dramaturge toulousain Jean Puget de la Serre (1594-1665). Résumons dans les très grandes lignes : Églé, la pupille du roi Égée qui compte l’épouser, est amoureuse de Thésée, qui est revenu à Athènes. Les sentiments sont réciproques. Mais Thésée est aussi aimé par Médée, qu’il va rejeter. Par vengeance, Médée convainc Égée d’empoisonner Thésée. Mais au dernier moment, le roi comprend que Thésée est son fils et lui accorde la main d’Églé. Furieuse, Médée détruit le palais pendant les noces. Mais Minerve apparaît et érige un nouveau palais (allusion à Versailles ?) pendant que les dieux chantent d’allégresse. 

Puisque le librettiste se centre sur la jeunesse de Thésée et ouvre la porte à un autre champ d’action, Lully va s’adapter à merveille en écrivant une musique à la fois épique, intime et passionnelle, au sein de laquelle monologues, récitatifs et ensembles vocaux vont se répandre avec la même inspiration. L’instrumentation se révèle brillante, colorée et rebondissante, avec une place réservée à la danse et des parties chorales de haute tenue. Le long Prologue, qui colle idéalement à la victoire des troupes françaises, est une glorification de la puissance royale. On y trouve Vénus et les plaisirs, mais aussi le repos des combattants annoncé par Mars, avec de splendides chœurs de moissonneurs, de sylvains et de bacchantes. Les cinq actes qui suivent seront une fête sonore permanente et variée, servie par un orchestre dynamisé et ciselé par Rousset, un chœur de chambre de Namur exemplaire et un plateau vocal qui frôle la perfection.

Dans le premier acte, très conquérant, qui se déroule dans le temple de Minerve, le chœur des combattants et celui des prêtresses et des sacrificateurs font contraste avec l’annonce par Égée (Philippe Estèphe, parfois un peu en retrait), de son intention d’épouser Églé, délicieuse et émouvante Deborah Cachet, déployant son style élégant. Elle créera une forte émotion quand elle implorera Médée au début de l’Acte IV : Cruelle, ne voulez-vous pas/Faire cesser ma peine ? Mais en ce début d’action, les Athéniens se réjouissent, tandis que le drame passionnel couve. Celui-ci éclate au second acte : Médée, que campe de bout en bout une Karine Deshayes fascinante et redoutable à la fois, attachante même dans le cynisme de la vengeance, sait qu’elle a une rivale. Sa plainte d’entrée Doux repos, innocente paix et son monologue Dépit mortel, transport jaloux,/Je m’abandonne à vous (scène 9), font la preuve d’une profonde expressivité ; la voix est d’une présence captivante et d’une saisissante vérité. Son interprétation est en phase encore ascendante à l’Acte III, lorsqu’elle lance des sortilèges à la scène 7 : Sortez, ombres, sortez de la nuit éternelle. A l’acte V, son monologue Vous n’êtes pas encore délivrés de ma rage (scène 6) a quelque chose de glaçant. Cette Médée est sans doute l’une des grandes incarnations de Karine Deshayes, qui démontre un absolu talent de tragédienne. 

Que devient Thésée dans tout cela ? Il ne bénéficie pas de monologue pour le mettre en valeur ; en fin de compte, il n’est pas le personnage principal. Médée l’éclipse, mais Mathias Vidal, style vaillant, fait passer au mélomane de vrais moments de bonheur vocal chaque fois qu’il intervient. Dans ce splendide opus, tout mériterait un long satisfecit de premier ordre. Il y a des moments jubilatoires, qui vont dans le sens d’une vraie théâtralité et dont on se délecte. Ils soulignent les danses ou les moments choraux, parfois en coulisses, qui animent une action dramatique à laquelle on participe avec ardeur. D’autres rôles emportent une adhésion sans faille : Arcas par exemple (Guilhem Worms, aussi Mars dans le prologue) ; son cœur balance entre Cléone (Marie Lys) et Dorine (Thaïs Raï-Westphal, aussi Vénus dans le prologue), qui procurent tout autant du plaisir vocal. En Minerve, Bénédicte Tauran est vraiment dans la gloire exigée par le livret. Son air (scène 8, Acte V) Le ciel veut écarter tout ce qui peut vous nuire est un présentoir éclatant pour annoncer la fête finale.

Son : 10  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix

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