Troisième Livre de Marais : encore un sommet pour l’intégrale en cours de François Joubert-Caillet

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Martin Marais (1656-1728) : Troisième Livre de Pièces de Viole. François Joubert-Caillet, basse de viole. L’Achéron. Sarah van Oudenhove, Robin Pharo, basse de viole. Miguel Henry, théorbe, guitare. André Heinrich, théorbe. Philippe Grisvard, clavecin. Livret en français, anglais, allemand. Septembre 2017, septembre 2018, mai 2019. TT 56’16 + 75’42 + 62’53 + 64’30. Ricercar RIC 424

En 2016, un compendium de « Pièces Favorites » avait appâté et aussitôt alléché. Cet avant-goût préluda au projet de Ricercar, le genre d’aventure qui honore l’industrie phonographique : enregistrer les quelque six-cents pièces thésaurisées dans les cinq Livres de Marin Marais. Cette exhaustivité invite à redécouvrir des pages évincées par les anthologies qui y puisent pour agencer leur propre sélection d’une même tonalité. Espérons que l’avenir verra l’achèvement de cette entreprise et qu’on pourra la feuilleter telle qu’elle se promet : une encyclopédie du juste goût. Après les Livres de 1686 et 1701, où François Joubert-Caillet nous avait déjà conquis, le Troisième (1711), moins aventureux que le précédent, s’éloigne du pittoresque et stylise, creuse le caractère expressif. Le corpus de la maturité marésienne,à la faveur d’un large public : « tous les Soins que j’ay pris dans cet ouvrage n’ont eû d’autre objet que de luy plaire » lit-on dans l’Avertissement.

Avouons que pour certains récitals gambistes, la courtoisie empêche de mentionner ça et là attaques boulées, intonations caprines ou aigus corrosifs. Le présent coffret épargne le scrupule : au terme des quatre heures, on ne peut qu’accréditer comment François Joubert-Caillet maîtrise en tout point la sonorité : généreuse, plaisante (sans courtiser l’hédonisme), et qui n’encourt ni regret ni lassitude, même si la gourmandise devait vous inviter à tout écouter d’affilée. Cette séduction se prête non seulement au butinage mais surtout permet une audition extensive. Les quelques couleurs étranges ou vrillées ne sont dictées que par le texte et non par la fantaisie ou l’impéritie.

Le soliste fait son miel de la galerie d’ornements que détaillent les partitions, et surtout les intègre à une respiration fluide, accentuée sans excès. Il se distingue par son raffinement, sa limpidité, la sûreté de la conduite d’archet qui, disque après disque, impose sa voie. Cet empire fuit le surlignage et l’empois, n’est pas celui de l'univers endiablé de Sarah Cunningham (ASV, 1986) ni des prédications de Wieland Kuijken (Accent, 1987), ni même la science du vitrail dramatisée par Jordi Savall (Astrée, 1975-1992) ou le théâtre d’humeur de Paolo Pandolfo (Glossa, 1999). Dans la Défense de la basse de viole contre les entréprises du violon et les prétentions du violoncel (1740), Hubert Le Blanc consignait la « différence entre l’Harmonie et le Chant. Les Italiens recherchent par-dessus tout l’une & les François sacrifient tout à l’autre ». François Joubert-Caillet nous fait douter que le Troisième Livre requière de trancher entre ces pôles, en conciliant parure et lyrisme dans un creuset intimiste.

Certes la captation gargantuesque, une mode assez discutable d’ailleurs, tend à grossir les instruments qui semblent alors à l’étroit dans une acoustique pourtant agréable (église Notre-Dame de Centeilles). Les micros n’ôtent rien à la transparence de la restitution mais outrent les soupirs, coagulent les larmes en sève, et musclent des échanges qui lors des sessions n’offraient probablement pas une telle dilatation (La Trompette, le Charivari, on les sent passer !). Car, esthétiquement, l’approche demeure au fond chambriste, sorte de boudoir au crépuscule de la Cour du Roi Soleil qui allait bientôt tirer sa révérence, quatre ans après la parution de ce recueil. Un havre de tact et de sollicitude, où prime la bienséance : L’Achéron signe sa philosophie et en prodigue moult exemples. La ductilité, la légèreté des Allemandes XV, XXVIII ne pose pas, pèse si peu. La subtilité esquissée dans les Menuets XXII-XXIII. Les frissons qui concluent le Rondeau XXXVII. Le Menuet Fantasque, nébulisé en volutes chimériques. Le colimaçon en trompe-l’œil du Moulinet… Même les étapes a priori extraverties rencontrent une fine sensibilité : ce Cor de Chasse, façonné sans vanité ; l’articulation de la Bourrée paysanne LXXII, non brusquée mais madrée comme il sied ; le cœur de la Chaconne XXXVIII gronde sans courroux, introduisant une Bourasque où les vents caressent plus qu’ils ne décoiffent. Contrebalancée par une Folette hirsute à souhait. Au même rayon des excentricités que matent nos artistes : la douce griserie qui s’empare de la Saillie du Caffé. Dans le même registre aigu, dominé en virtuose, François Joubert-Caillet prouve son habileté pour les piailleries de La Chanterelle. Le Grand Ballet récuse les acrobaties mais darde les élans, intensifie la chorégraphie, les chassés-croisés entre les deux violes. La Gavotte VII confirme que la noblesse du ton n’est pas oubliée par nos musiciens : non sous une guise solennelle, mais celle d’une aristocratie du sentiment. La dignité du maintien dissuade le vague-à-l’âme, et pourtant sait attendrir et oindre, préférant l’affusion à l’effusion et multipliant les gestes thaumaturges au chevet des pièces délicates.

L’Achéron garantit un écrin adapté à l’esprit de chaque Suite, démarqué de l’accompagnement choisi pour le précurseur CD « Pièces Favorites ». On apprécie l’alternative. L’option à clavecin seul induit une viole d’autant investie que Philippe Grisvard la pousse à s’émanciper. Ailleurs, on remarque la contrepartie charpentée de Sarah van Oudenhove dans Cinq Suites (notamment celle en sol mineur), et dans deux autres le jeu volubile de Robin Pharo (épatant dans la Gigue XLVII). Un continuo arachnéen (guitare et théorbe) traque tous les influx du trousseau en la mineur, peut-être le plus confidentiel, où André Heinrich et Miguel Henry soutiennent inlassablement la ligne et remémorent l’expert guillochis d'Eugène Ferré et Pascal Monteilhet autour de Marianne Müller (Adès, octobre 1992). Dans la Sarabande IV, on se plaît à imaginer le jeune compositeur planqué sous la cabane de Sainte Colombe, traquant les secrets de celui qui l’avait congédié. Là notre équipe touche au sublime, la magie regorge.

Rares sont les moments qui ne comblent pas. Parmi eux, si on ose comparer au trait mieux focalisé de Jérôme Hantaï (Virgin, avril 1996) : une Fantaisie CXXIV un peu bouffante dans la Suite en do mineur, ou une Chicane un peu pelucheuse, qui ripe un peu -mais est-ce un contresens ? Compensés par maints instants ineffables : une Plainte LXXXVI dont les amuïssements, les étoffes grignées vont droit à l’âme. Un Rondeau louré aux grâces insaisissables. Globalement l’interprétation trouverait à s’imager dans les toiles contemporaines d’un Watteau. Tout en amorce, en verbe inchoatif, affleurement de l’affect, effleurement poétique, mobilité en instance… Même si la proposition formelle convainc et fait sens, on dira que l’évocation l’emporte peut-être sur l’assomption. Rien qui laisse sur sa faim, mais une éthique en phase avec ce que François Joubert-Caillet rappelle dans le livret : « la musique reste libre et mouvante, influencée par les artistes, le temps, l’espace et l’auditeur ». Ce qu’on entend de la déambulation de la Courante XXX, comme frappée d’extase, résumerait-elle le discernement de L’Achéron et de son chantre ?, à l’instar de L’Indifférent disséqué par le génie de Paul Claudel : « il balance entre l'essor et la marche, et ce n'est pas que déjà il danse, mais l'un de ses bras étendu et l'autre avec ampleur déployant l'aile lyrique, il suspend un équilibre dont le poids, plus qu'à demi conjuré, ne forme que le moindre élément. »

Son : 8,5 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

 

 

 

 

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