Un coeur grand comme ça: Fazil Say dans Mozart

par

JOKERWolfgang Amadeus MOZART
(1756-1791)
Intégrale des sonates pour piano-Fantaisie K. 475
Fazil SAY (piano)
2016-DDD-6h14'55-Textes de présentation en anglais, allemand et français-Warner 82564694206 (6 cd)

« Cet enregistrement représente pour moi le travail le plus complet et le plus important que j'ai entrepris dans ma vie d'interprète ». Cet aveu de Fazil Say se confirme à l'écoute: à l'évidence, cette somme est le résultat d'un long travail et d'une réflexion approfondie sur l'oeuvre de Mozart et l'esprit qui y règne. L'ensemble est d'une grande homogénéité, ce qui s'explique, en partie du moins, par le fait que le tout a été enregistré sur un laps de temps très court, en deux foulées à l'été 2014, et dans un même lieu: le Mozarteum de Salzbourg. Ces circonstances ont certainement dû inspirer l'enfant terrible du piano que fut l'artiste turc à ses fracassants débuts il y a plus de quinze ans, des débuts diversement appréciés à l'époque. A-t-il d'ailleurs tant changé depuis lors? On serait tenté de répondre oui et non. Non parce qu'à tout moment il nous réserve des surprises auxquelles on ne se serait pas attendu dans l'interprétation de ces chefs-d'oeuvre que l'on croit si bien connaître. Oui, parce que chacune de ces surprises nous apparaît ici d'une pertinence rare, étudiée mais pourtant spontanée et naturelle, résultat d'une longue fréquentation de l'univers mozartien, avec lequel il entretient désormais des affinités évidentes. Oui également parce que l'enthousiasme, parfois outré il y a quelques années encore, sonne vrai cette fois: littéralement contagieux, il tombe toujours juste et s'inscrit dans un climat de juvénilité et d'émerveillement permanent auquel nous serions bien injustes de ne pas souscrire. Même si ses choix interprétatifs sont fort différents de ceux de Glenn Gould, Fazil Say risque fort de bousculer l'auditeur tout autant que son illustre collègue. Tout d'abord parce qu'il nous oblige à revisiter chaque mesure avec d'autres yeux (ou plutôt d'autres oreilles) mais aussi parce que, à l'instar du Canadien, il ne peut s'empêcher de s'accompagner quasi en permanence de sa propre voix... et il ne chante pas toujours juste... Si l'on passe outre, alors bienvenue tout autant à la Getreidegasse n° 9 (la maison natale de Wolfgang) qu'à Disneyland, pour le plus grand bonheur des petits comme des grands! Comment ne pas céder, en effet, aux vertiges de la marche turque, à l'allant irrésistible qui anime le premier mouvement de la K. 310, au finale de la K. 281 qui pétille comme du champagne? Ici, fi de toute prudence, on se lance à corps perdu dans la chair même des oeuvres, en ne pensant qu'à chanter, à vivre: une thérapie revigorante, oui, mais une démarche toute empreinte de respect également, et de bout en bout. On pense aussi à une lame de fond qui balaie tout dans les mouvements rapides au détriment, parfois, d'une angoisse que d'autres ont fait émerger. Ainsi, l'allegro initial de la K. 310 devient un torrent qui emporte tout sur son passage avec une certitude jamais remise en doute. Rien de superficiel non plus dans ces lectures à l'articulation toujours proche de l'idéal: s'il est clair que la mélancolie, la nostalgie n'appartiennent guère au vocabulaire de Fazil Say, les mouvements lents restent néanmoins riches d'émotions chaleureuses, caressantes, délicates. Les pages en mineur s'accompagnent souvent d'une sorte d'héroïsme tragique (surprenante plongée en abysse sur quelques mesures de l'andante cantabile de la K. 310). L'inquiétude, comme dans le finale de la K. 310 également, est en permanence combattue par une volonté farouche et déterminée. Il faudrait tout citer mais le présent article n'y suffirait pas. Contentons-nous d'épingler quelques moments qui nous ont semblé particulièrement magiques. Arrêtons-nous, par exemple, à la rêverie du 2ème mouvement de la K. 545 ou à la fraîcheur désarçonnante de la K. 330. Grand moment aussi que la K. 457, nullement engoncée dans les habits trop ajustés qu'on lui impose parfois: sonorités graves et amples, délicatesse extrême du toucher... du grand art! Le si bel adagio initial de la K. 282 semble d'abord hésitant mais s'épanouit ensuite avec naturel. Même la toute première sonate, la K. 279, souvent « expédiée », prend corps, ici, avec un véritable relief. La K. 332, magnifique, est pleine de maturité et fait plus d'une fois penser à la manière de Brendel, aussi étrange que cela puisse paraître si l'on considère la différence de personnalité entre les deux artistes. La mal aimée K. 284 est elle aussi remarquable, en particulier dans son finale à variations, où Say s'en donne à coeur joie, tant dans l'espièglerie que dans le raffinement ou l'émotion pure. Les surprises viennent parfois d'où on ne les attend pas, à l'instar de ce début de la K. 570 qui semble naître du silence: expressivité et articulation rares, émotion poursuivie ensuite par un 2ème mouvement d'une parfaite élégance et un finale qui souligne à plaisir les fantastiques dissonances mozartiennes. Quant à l'ultime K. 576, son adagio, bouleversant, constitue l'un des sommets du coffret et prouve une fois de plus, si nécessaire, à quel pianiste accompli nous avons affaire. Pour finir, notons que l'artiste a choisi de regrouper les oeuvres par tonalité, une par cd sauf exception, ce qui confère au programme de chaque disque une homogénéité certaine et permet des rapprochements intéressants. On hésite beaucoup à mettre un Joker car, c'est sûr, ce Mozart-là décoiffe et ne plaira pas à tout le monde. Mais il nous a semblé si sincère, authentique, enchanteur, vivant, inspiré, à vrai dire irrésistible et sans faiblesse tout au long de ce parcours semé d'embûches, que nous ne voyons pas comment nous pourrions faire autrement. Un Mozart qui a des tripes mais aussi un coeur grand comme ça.
Bernard Postiau

Son 9 - Livret 10 - Répertoire 10 - Interprétation 10

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