Un voyage au seuil de la "Belle Epoque" avec la soprano Marina Rebeka

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Voyage. Mélodies et Lieder de Henri Duparc (1848-1933), Cécile Chaminade (1857-1944), Marie Jaëll (1846-1925), Maurice Ravel (1875-1937), Camille Saint-Saëns (1835-1921), Charles-Marie Widor (1844-1937), Gabriel Fauré, (1845-1924), Charles Gounod (1818-1893) et Pauline Viardot (1821-1910). Marina Rebeka, soprano ; Mathieu Pordoy, piano. 2021. Notice en français et en anglais. Poèmes reproduits dans leur langue originale, avec traduction anglaise.76.24. Prima Classics PRIMA014.

Pour nous inviter à un voyage qui mêle rêves d’Orient et pages vouées à des lieux mythiques, parfois imaginés, la soprano lettonne Maria Rebeka (°1980) entame son récital par L’Invitation au voyage de Henri Duparc, sur les célèbres vers de Baudelaire. Avec son timbre qui fait merveille, magnifié par toute la palette de nuances dont elle est capable, la cantatrice installe avec sensualité un parcours qui va se révéler enchanteur et original. Les mots Luxe, calme et volupté qui concluent ce superbe poème sont des portes ouvertes sur un programme varié, qui bénéficie du partenariat du Palazzetto Bru Zane. 

Révélée à Salzbourg en 2009, Marina Rebeka accomplit depuis lors une brillante carrière internationale. Son bagage discographique (Warner, BR Klassik, DG, Naxos…) est garni aussi bien de Mozart, Donizetti ou Rossini que de Gounod, Offenbach ou Verdi. Pour son label Prima Classics, elle a déjà gravé des récitals autour du bel canto dramatique, d’airs d’opéras français ou de la musique sacrée. Cette fois, la cantatrice, doux visage à la fenêtre d’un train sur la couverture de la pochette, laisse voguer sa sensibilité au gré d’une panoplie de mélodies de compositeurs/trices de l’Hexagone, dont les expériences sont multiples, y compris dans le choix des textes français, allemands, russes, italiens ou en dialecte toscan. Ils nous entraînent en Europe et au-delà, avant les années 1870, jusqu’à l’aube du XXe siècle. 

Camille Saint-Saëns partage son goût du dépaysement et du « là-bas » avec son Désir de l’Orient de 1900, dont il écrit lui-même les vers pour fantasmer sur « la sultane enivrée/ de parfums amers/ (qui) mêle à sa chevelure ambrée/ la perle des mers ». Quarante ans auparavant, ce grand voyageur s’était laissé tenter par des textes italiens, La Madonna col bambino et le madrigal Alla riva del Tebro, pleins de délicatesse. Alors qu’il est à Londres où il a fui le conflit de 1870, Gounod se laisse tenter lui aussi par l’idiome de la Péninsule, avec un Perché piangi ? sur des vers de Pavesi à tonalité bellinienne, puis avec Oh ! Dille tu ! sur un poème de Zaffira, les accents musicaux évoquant Mendelssohn. Ravel et sa Flûte enchantée, l’une des trois mélodies de Shéhérazade (1903) d’après le bijou d’écriture de Tristan Klingsor, rejoint en volupté la sultane de Saint-Saëns, par une atmosphère où l’aimée se laisse bercer par une chanson de flûte alors que son maître dort. Widor, de son côté, s’attarde sur une Chanson indienne d’après Joseph Méry, alors que Fauré respire en 1884 les Roses d’Ispahan, distillées avec une fervente ivresse par le parnassien Leconte de Lisle. Tout cela est délectable.

Les mélodies de trois compositrices (quasiment les deux tiers du programme) sont riches en univers lyriques et oniriques. Pour Cécile Chaminade, une seule, la Chanson slave ; c’est une plainte pour un ami perdu, sur des vers de Paul Ginisty. Mais six pour Marie Jaëll, dont la nostalgique Rêverie tirée des Orientales de Victor Hugo, les cinq autres étant des Lieder publiés en Allemagne en 1880, sur des textes qu’elle a elle-même rédigés. La tendresse de Dein fait place aux orages de la nature et de l’âme de Der Sturm, avant le chant matinal des oiseaux dans la forêt de Die Vöglein, la recherche de l’amour éternel dans Ewige Liebe ou le risque de la perte du bonheur dans Die Wang’ ist blass. Il y a dans tout cela beaucoup de raffinement et d’élégance, d’émotions contrôlées et de profondeur. Lorsque Marie Jaëll les présentera en France, ces Lieder, amputés de Der Sturm, seront traduits.

Six mélodies en langue russe de Pauline Viardot clôturent en beauté un éventail où la découverte est couplée à des pages connues. Mais, insérée entre le madrigal italien de Gounod et Dein de Marie Jaëll, une page légère d’après une chanson populaire toscane, L’innamorata, est d’abord venue se glisser. En ce qui concerne les chants russes, on ne sera pas étonné d’y trouver, pour les poèmes, Tourgueniev, l’ami proche, ainsi que Pouchkine à deux reprises, et les moins connus Fyodor Tyutchev, qui fut diplomate, et Afanasy Fet, grand poète lyrique russe du XIXe siècle. La notice précise que Viardot s’installa à Baden-Baden dans les années 1860 en raison de son opposition à la politique de Napoléon III, avant d’être contrainte à l’exil au moment du conflit franco-allemand de 1870. Elle rejoindra Londres, comme Gounod. Les mélodies russes de Viardot sont prenantes, avec des couleurs variées. Mais le mélomane francophone est hélas privé de leur compréhension immédiate car seule la traduction anglaise est disponible dans la notice. On se demande pourquoi elle est privilégiée dans un programme qui ne concerne que des compositeurs/trices de l’Hexagone. On se laissera donc bercer par les qualités de la déclamation de Marina Rebeka, à l’aise dans le maniement de plusieurs langues, dans une prononciation qui, si elle n’est pas idéale pour le français, n’en est pas moins dotée d’une enviable esthétique. La voix fait tout oublier, avec ses inflexions superbes, sa capacité de manier avec facilité le médium et le grave, son sens de la poésie et ses couleurs diversifiées.

Ce récital, enregistré en mai 2021 dans les studios de la radio lettonne de Riga, bénéficie d’un bel équilibre avec le piano du Français Mathieu Pordoy, qui a été le partenaire en public de Marina Rebeka à plusieurs reprises. L’entente est évidente, Pordoy fait souvent étalage d’une respectueuse réserve et met habilement en valeur l’immense talent de la soprano.

Son : 8,5  Notice : 9  Répertoire : 9  Interprétation : 10

Jean Lacroix      

 

      

 

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