Une superbe anthologie consacrée à Tielman Susato et à des compositeurs qu’il édita
Salve Susato. Œuvres de Tielman Susato (c1510-post1570), Thomas Crecquillon (c1505-c1557), Nicolas Gombert (c1495-c1560), Josquin Des Prez (c1445-1521), Jean Lecocq (fl1514), Jacobus Clemens non Papa (c1510-c1555), Pierre de Manchicourt (c1510-1564), Orlandi di Lasso (1532-1594). Utopia Ensemble. Michaela Riener, mezzo-soprano. Bart Uvyn, contre-ténor. Adriaan De Koster, ténor. Lieven Termont, baryton. Guillaume Olry, basse. Jan Van Outryve, luth. Juillet 2022. Livret en anglais, allemand, français. Paroles en langue originale et traduction anglaise. TT 74’45. Ramée RAM 2205
Avec leur sujet sobrement détouré sur un fond blanc, les pochettes du label Ramée se reconnaissent au premier coup d’œil et sont en soi œuvre d’art, en lien métaphorique avec le programme musical dont elles constituent une sorte de synecdoque visuelle. Sur la présente couverture, les poinçons typographiques (Hendrik van der Keere, Gand, 1577) renvoient à un des plus célèbres imprimeurs de la Renaissance, auquel ce disque est tout entier dédié, par ses propres compositions ou par celles qu’il dupliqua. À la manière d’une success story parsemée de jargon entrepreneurial, qui pourrait pitcher le CV d’un businessman d’aujourd’hui (« fonceur, performant », promoteur d’un « produit de niche destiné à un marché international »…), l’intéressant livret retrace la carrière de cet émigré natif des environs de Cologne, qui s’installa à Anvers dès 1529. Il y demeura une trentaine d’années, avant de prendre sa retraite au nord des Pays-Bas, et de s’éteindre, suppose-t-on, à Stockholm où l’on perd sa trace après 1570.
Prospère centre économique et culturel, la cité traversée par l’Escaut bouillonnait, attirait par ses libertés, rayonnait par son prestige, narguait par son opulence. Elle pressait de la musique depuis une trentaine d’années quand Susato y fonda son imprimerie dans le quartier de la Twaalfmaandenstraat en 1543. En deux décennies, plus d’une cinquantaine de livres émanèrent de ses ateliers, réputés tant pour la qualité de leur tirage que pour le choix des œuvres, accumulant une des plus prestigieuses collections de l’époque et, au rang de l’histoire, une source de première importance pour la connaissance du répertoire profane et sacré franco-flamand. Inestimable patrimoine de messes, motets, chansons, mais aussi des danses bien connues des amateurs du genre (l’occasion de rappeler les mémorables albums enregistrés par David Munrow et Philip Pickett).
Les florissantes activités d’imprimeur de Susato tendent à occulter qu’il fut aussi poly-instrumentiste à vent (cromorne, sacqueboute, trompette, flûtes…) et auteur de pièces vocales. Le programme illustre son talent dans différents genres, par quelques chansons (le programme se termine opportunément par Salve quae roseo, ode à sa cité d’élection) et par deux extraits d’une messe, annoncés en premier enregistrement mondial. Quelques-unes de ses pages sont égrenées au luth par Jan Van Outryve, dont la délicieuse Hoboecken Dans. Les sources reproduites en page 30 confirment que toutes les œuvres ici entendues sont interprétées d’après les ouvrages de Susato sauf, bizarrement, deux de ses propres créations : Si de present peine j’endure (publiée par son confrère de Louvain, Pierre Phalèse) et Nil homini firmum est (édition de 1549 à Nuremberg, un autre important foyer de diffusion). Ce florilège est mis en perspective, sans pâlir, avec quelques contributions de célèbres compositeurs qui lui confièrent leur génie. On retrouve ainsi la déploration Nymphes des bois et Mille Regretz de Josquin, auxquels répondit Susato par Les miens aussi. Triste Départ de Nicolas Gombert, Madonna mia, pietà de Lassus situent l’illustre voisinage de cette anthologie. Du moindrement notoire Jean Lecocq, on dégustera un bref et pittoresque Le bergier et la bergiere.
Voilà deux ans, nous avions salué la parution consacrée à Andreas Pevernage (c1542-1591) : une autre figure, plus tardive, liée à la ville d’Anvers, et publiée par Christophe Plantin qui avait racheté le matériel d’impression de Susato. Au-delà de légitimes compliments, nous avions regretté l’approche un peu froide et scolaire véhiculée par l’Utopia Ensemble. Sans renier la finesse et la précision du dessin polyphonique qui caractérisait ce récital, les cinq chanteurs semblent ici avoir gagné en souplesse, en chaleur. Les timbres s’harmonisent au service d’une éloquence tout aussi pure mais plus onctueuse et charismatique. La prise de son elle-même, également réalisée en l’église Sint-Paulus, apparaît mieux épanouie et aérée. Tous les ingrédients de ce CD conduisent donc maintenant à saluer un magistral et convivial portrait de Susato et des contemporains que son industrie contribua à glorifier.
Christophe Steyne
Son : 9 – Livret : 9 – Répertoire : 8-10 – Interprétation : 10
Tags : Utopia Ensemble