A Lausanne, un Candide ébouriffant

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08.11.2022; Lausanne; Opera; Candide de Voltaire et Bernstein; Repetition generale piano
Photo Jean-Guy Python

Comme deuxième spectacle de sa saison, l’Opéra de Lausanne a la judicieuse initiative de proposer un ouvrage dont on parle beaucoup mais que l’on voit rarement sur scène, Candide de Leonard Bernstein. Répondant à une suggestion de Lillian Hellman, célèbre scénariste et dramaturge native de New Orleans, le jeune compositeur et chef d’orchestre s’emploie, dès 1950, à transformer en comédie musicale le roman cruel de Voltaire publié en 1759, avec l’idée de mettre en parallèle les abominations de l’Inquisition catholique dans l’Espagne médiévale et les persécutions anti-communistes du maccarthysme des années cinquante. Commencée en 1954, la composition est abandonnée puis reprise l’année suivante et menée de front avec celle de West Side Story. Présentée précautionneusement au Colonial Theatre de Boston le 29 octobre 1956 avant une création officielle au Martin Beck Theatre de New York le 1er décembre de la même année, cette comic operetta déconcertera le public de Broadway qui la jugera trop sérieuse ou trop premier degré, et n’obtiendra que 73 représentations, ce qui est peu à pareille enseigne. De nombreuses révisions aboutiront à une seconde version, plus  comique, avec un nouveau livret de Hugh Wheeler et des dialogues remaniés par Stephen Sondheim, qui sera affichée à Brooklyn en décembre 1973 puis au New York City Opera, neuf ans plus tard. Leonard Bernstein avalisera une version définitive en deux actes que dirigera John Mauceri au Scottish Opera de Glasgow le 19 mai 1988 et qu’il enregistrera lui-même l’année suivante. 

Et c’est donc cet ultime remaniement que choisit l’Opéra de Lausanne qui avait prévu de le donner en mars 2020, en ayant monté complètement la production que la pandémie annulera. Parfaitement huilée, la mise en scène de Vincent Boussard vous agrippe dès le lever de rideau et ne vous lâche pas une seconde avec une frénésie qui vous met en présence d’un Candide pataud juché sur une mappemonde, observant la jolie servante Paquette et ses cousins, Cunégonde et Maximilian, les enfants du Baron de Thunder-ten-tronck. Tout irait pour le mieux, s’il n’avait pas pour principe de suivre à la lettre les règles de conduite de son précepteur, le docteur Pangloss, en déclarant sa flamme à Cunégonde et en l’épousant, ce qui le fait chasser du château.

En plastron et queue de pie, le Maître de cérémonie (Mike Winter) narre en un anglais châtié les diverses péripéties qu’il pimente de commentaires cyniques. Et voilà Candide et Pangloss victimes d’un naufrage et rejetés sur une plage à proximité de Lisbonne où ils sont arrêtés comme hérétiques, l’un flagellé jusqu’au sang, l’autre condamné à la pendaison. Sous d’habiles éclairages conçus par Nicolas Gilli, le décor de Vincent Lemaire consiste en une tribune aux parois incurvées et glissantes où se presse une trentaine d’observateurs somptueusement habillés par Christian Lacroix de redingotes et bicornes noirs, alors que les dames portent crinolines chamarrées sous de hautes perruques poudrées. Candide réussit à s’enfuir pour Paris où il retrouve une Cunégonde délurée qui, sous le nez de deux mystérieuses égéries, jouit des faveurs d’un juif fortuné et du cardinal-archevêque de Paris, rongé par le démon de la chair. Leur réglant leur compte en les assommant, les deux amants, aidés par une inénarrable Old Lady, s’envoleront dans… une baignoire vers Cadix. Sous les traits du Cheyenne Cacambo, Pangloss qui a survécu à la pendaison conduira les voyageurs vers un Eldorado aussi ennuyeux qu’une clinique, vite abandonné pour gagner Buenos Aires, le Surinam et Venise où tout ce petit monde s’établira dans la campagne pour cultiver son jardin.

Le rythme endiablé qui enchaîne ces scènes si facétieuses est imposé par la baguette du jeune chef américain Gavriel Heine qui a fait ses classes dans les Conservatoires de Moscou et de Saint-Pétersbourg. Dès l’Ouverture, il fait miroiter l’orchestration de Leonard Bernstein et emporte tant l’Orchestre de Chambre de Lausanne que le Chœur de l’Opéra de Lausanne (remarquablement préparé par Patrick Marie Aubert) dans un tourbillon qui sait s’assagir, alors qu’il faut accompagner les chanteurs.

Sur scène, l’attention se porte indéniablement sur le ténor Miles Mykkanen, jeune Américain de trente ans qui a remporté les Auditions du Met en 2019 avant d’y débuter dans le Wozzeck dirigé par Yannick Nézet-Seguin. Son Candide frise la perfection par la qualité du timbre et le soin apporté à une ligne de chant sachant filer l’aigu dans les moments intimes. Et son personnage est touchant par l’ingénuité qu’il lui prête continuellement face au Pangloss hirsute de Franco Pomponi, baryton clair qui use des ressources de sa palette pour être aussi Martin, compagnon de voyage de Candide, et Cacambo le Cheyenne. Marie Lys qui avait été une décevante Morgana dans l’Alcina de mars 2022 retrouve ici une patine étincelante pour une Cunégonde déjantée qui grimpe aux portes pour délivrer les passaggi et contre-notes de « Glitter and Be Gay ». La Old Lady d’Anna Steiger cherche d’abord sa voix et finit par en réunir les lambeaux pour camper une entremetteuse haute en couleurs, tandis que Béatrice Nani est une délicieuse Paquette. Joël Terrin personnifie avec brio Maximilian, le frère de Cunégonde, ainsi que quatre autres rôles, ce que fait aussi Stuart Patterson jouant le marchand Vanderdendur, le sultan Achmet et trois autres emplois.  Bastien Combe, Raphaël Hardmeyer, Hoël Troadec et Matthias Geissbühler se chargent avec succès des dix autres seconds plans. 

Au rideau final, un véritable triomphe salue l’ensemble des protagonistes de cette brillante réussite.

Lausanne, Opéra, le 18 novembre 2022

Paul-André Demierre

Crédits photographiques : Jean-Guy Python

 

 

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