A Paris, le Ballet de l’Opéra rend hommage à Rudolf Noureev et Jiří Kylián

par


Pour la période des fêtes, le Ballet de l’Opéra de Paris a proposé deux productions, Casse-Noisette à l’Opéra Bastille et une soirée Jiří Kylián, au Palais Garnier.

Sur la première scène est reprise la production de Casse-Noisette que Rudolf Noureev avait conçue en décembre 1985 pour le Ballet de l’Opéra en sollicitant le concours de Nicholas Georgiadis pour les décors et les costumes. Par rapport à sa première version présentée à l’Opéra Royal de Stockholm en novembre 1967, il transpose l’action dans un salon de la grande bourgeoisie des années 1900, époque où Freud publiait La Science des rêves. L’onirisme y tient donc une place prépondérante. La jeune Clara, fiévreuse, éprouve les troubles de l’adolescence et les premiers émois amoureux. Le monde qui l’entoure a un aspect sordide, à commencer par la rue qui longe la demeure de la famille Stahlbaum avec cette pauvresse se chauffant à un brasero de fortune et ce miséreux joueur d’orgue de Barbarie que bousculent cinq ou six loubards agressant les invités au réveillon. Ce réalisme noir concorde avec la fantasmagorie imaginée par E.T.A. Hoffmann et adaptée par Alexandre Dumas. Dans son cauchemar, Clara voit ses parents et leurs amis métamorphosés en de monstrueuses chauves-souris à visage humain qui refusent de croire à ses rêves. Drosselmeyer, le parrain si étrange, n’offre pas, en guise de cadeau, des automates, mais préfère déguiser les trois enfants de la maison, Clara, Luisa et Fritz, en poupées articulées. Durant la nuit, qu’y a-t-il d’étonnant à ce que les souris deviennent d’énormes rats hideux et que les soldats de plomb se forment en bataillon pour livrer combat ou que le petit hussard casse-noisette cède la place à Drosselmeyer changé en Prince pour s’attaquer à la stature démesurée du Roi des souris ? Au lieu de situer le second acte en un lieu féérique, la ‘Valse des flocons de neige’ se déroule dans un parc aux allées bordées de statues amenant à une sobre salle de bal où les membres de la famille Stahlbaum prennent part à chacun des divertissements. Dans cette relecture, Rudolf Noureev supprime la ‘Danse des mirlitons’ et l’apparition de la Mère Gigogne ainsi qu’une partie de l’Apothéose pour conclure par l’image de Clara éveillée sur le seuil de sa maison, recherchant son parrain qui a disparu dans la neige. 

Une telle production fait appel à l’ensemble du Corps de ballet, car chaque tableau requiert nombre de seconds rôles ainsi que la participation des élèves de l'École de Danse. La Maîtrise des Hauts-de-Seine et le Chœur d’enfants de l’Opéra prennent part à la scène des flocons de neige que fait étinceler l’Orchestre de l’Opéra National de Paris qui, d’un bout à l’autre de la singulière partition de Tchaïkovski, est de première qualité sous la direction de la cheffe anglaise Andrea Quinn.

A la représentation du 28 décembre, les premiers rôles étaient tenus par Marine Ganio, sœur du danseur étoile Mathieu Ganio, et par Marc Moreau. Au personnage de Clara, elle prête une rayonnante ingénuité qu’elle pondère par une étonnante maturité qui s’affirme progressivement, tout en révélant une extrême précision technique dans la ‘Danse de la Fée Dragée’ prise à tempo délibérément lent. Dans le rôle du Prince, Marc Moreau l’épaule comme un partenaire idéal qui passe sans coup férir des menées insidieuses de Drosselmeyer aux fouettés et entrechats racés du ‘Pas de deux’ conclusif. Hortense Millet-Maurin et Antoine Kirscher ont le brio insouciant de Luisa et Fritz, frère et sœur de Clara, alors qu’Anémone Arnaud et Adrien Bodet jouent les parents dignes de leur rang face aux si touchants grands-parents (Ninon Raux et Cyril Chokroun). Un fort beau spectacle !

Parallèlement, au Palais Garnier, le Ballet de l’Opéra consacre une soirée au grand chorégraphe Jiří Kylián en présentant quatre de ses ballets dont trois entrent au répertoire de la compagnie. Directeur du Nederlands Dans Theater durant vingt-cinq ans, il a toujours été réfractaire à l’idée d’être assigné à un seul style, ce qui lui fait dire : « Se limiter à une certaine formule que l’on croit avoir découverte parce qu’elle a du succès, c’est ennuyeux… J’aime explorer les extrêmes. Je voudrais créer un style différent pour chaque œuvre que je réalise ». 

La preuve en est donnée par la diversité des quatre ouvrages présentés ici, à commencer par Stepping Stones créé par le Ballet de Stuttgart le 23 novembre 1991 et entré au répertoire parisien le 23 mars 2001. Alors que toute la musique du spectacle est enregistrée, sur quatre des Sonates pour piano préparé et deux interludes de John Cage et des Six Bagatelles pour quatuor à cordes op.9 d’Anton Webern, huit danseurs, dont les étoiles Amandine Albisson, Léonore Baulac, Valentine Colasante et le premier danseur Francesco Mura, se meuvent avec des copies miniatures de sculptures devant les statues de trois chats égyptiens pétrifiés pour l’éternité. Ce mystérieux cérémonial voudrait retracer l’évolution du langage chorégraphique depuis l’Egypte antique jusqu’à la pyramide de Brancusi. Mais ce parcours initiatique est d’un abord difficile et peut laisser le spectateur sur sa faim.

Gods and Dogs, créé par le Nederlands Dans Theater le 13 novembre 2008 et qui vient d’entrer au répertoire en décembre dernier, est d’accès plus facile. Sur une musique du compositeur allemand Dirk Haubrich, un homme immobile au centre de la scène est rejoint par d’autres hommes et une femme, comme s’il dialoguait avec ses doubles intérieurs. L’Adagio affettuoso du Quatuor op.18 n.1 de Beethoven l’incite à danser pour laisser affleurer sa vulnérabilité. En fond de scène, des cordes tombent comme un rideau de pluie qui modifie le sens des choses en inversant les lettres. Ainsi Dog (le chien) devient God (dieu)… 

S’annexent aussi au répertoire deux autres ballets élaborés sur des pages de Mozart. Créé au Festival de Salzbourg par le Nederlands Dans Theater le 23 août 1991, le premier, Petite Mort, est saisissant par sa volonté de rapprocher l’orgasme (Eros) de la mort (Thanatos). Sur les mouvements lents des Concerti pour piano K.488 et 467, six hommes jouent avec leurs épées à l’instar de six femmes déployant leurs robes noires pour passer de vie à trépas. Créé à Salzbourg à la même date, Sechs Tänze recourt aux Sechs Deutsche Tänze K.571 et, par sa cocasserie déjantée, nous rappelle la Symphony in D de 1978, élaborés sur les finals de deux symphonies de Haydn. En perruques et corsets, quatorze danseurs se livrent à un persiflage espiègle de la danse de cour XVIIIe, faisant rire aux éclats le spectateur d’une soirée aussi diversifiée que captivante.

Casse-Noisette Opéra Bastille, 28 décembre 2023

Soirée Jiří Kylián,  Palais Garnier, 29 décembre 2023

Paul-André Demierre

Crédits photographiques : Agathe Poupeney

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.