À Rennes, le Couronnement de Poppée moderne et émouvant 

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L’Opéra de Rennes présente Le Couronnement de Poppée dans la mise en scène de Ted Huffmann. Cette production, créée au Festival d’Aix-en-Provence en 2022, a remporté un immense succès pour sa modernité qui fait écho à notre monde actuel. Damien Guillon est à la baguette pour diriger son ensemble Le Banquet céleste et un plateau vocal de luxe composé essentiellement de ses collaborateurs de longue date.

Mise en scène d’une modernité renversante

Un immense cylindre bicolore, noir d’un côté et blanc de l’autre, est suspendu au plafond et domine la scène tout du long. Il change de hauteur, tourne sur lui-même, et certains personnages le font pivoter. Est-ce le clair-obscur de la nature humaine ? Ou le téléscopage du caractère de Néron ou de Poppée ? Chacun peut interpréter à sa façon, et c’est l’enjeu de cette mise en scène à la fois ambiguë et précise. Dans un décor dépouillé de Johannes Schütz (tous les accessoires sont sur les côtés de la scène, légèrement hors champ des spectateurs) et les costumes « banals » (chemise-costume pour les rôles masculins, robe et tailleurs pour les rôles féminins) dessinés par Astrid Klein, les personnages évoluent sous le regard des autres. En effet, tous sont présents sur scène en permanence, assis au fond, ou en train de se changer dans les « réserves » d’accessoires, ou encore tout simplement debout, immobiles, contre le cadre de la scène. Ils observent ce qui se passe, accoudés ou les bras ou jambes croisés. Hormis les moments où ils sont protagonistes d’une action donnée, ils n’ont pas l’air d’être concernés par l’intrigue, mais sont-ils vraiment indifférents ? Les éclairages (Bertrand Couderc) semblent mettre en lumière la pensée de personnage, à l’instar de la teinte jaune-orangé tamisée -chaleureuse et sombre en même temps- qui montre Othon citant le nom de Drusilla alors qu’il a Poppée dans le cœur. Ted Huffman laisse à plusieurs reprises (notamment dans l’acte III) un long silence entre deux séquences ou scènes, pour exprimer l’hésitation ou la réflexion du personnage concerné, laissant ainsi une suspension… de pensée ? de temps ? de moral ? Une fois de plus, l’ambiguïté joue et influe sur notre perception.

Dans cette mise en scène, grâce à une véritable direction d’acteurs, tout est spectacle et nous sommes tous des spectateurs. Personne ne semble savoir où nous en sommes, ce qui force la mise à distance ou suscite une forme d’indifférence face aux événements qui se déroulent sous nos yeux. Et pourtant, ce sont des thématiques intemporelles telles que le pouvoir, l’amour, la jalousie…, qui nous touchent plus que jamais encore aujourd’hui. Ainsi, au-delà de l’esthétique épurée, le metteur en scène dépouille l’homme jusqu’à la moelle et scrute. Ici, la question de l’immoralité triomphante de Poppée et Néron se dilue dans un quelque chose de plus universel. Ted Huffman va donc à l’essentiel de la nature humaine dans une modernité renversante, voire effrayante, et en fait un miroir de notre temps.

Un plateau vocal de luxe

Sur le plateau, Catherine Trottmann campe une Poppée extrêmement sensuelle. Sa voix murit et s’élargit jusqu’à acquérir une profondeur qui permet d’élaborer un personnage plus complexe qu’il n’y paraît. En même temps, l’arrogance et l’ambition de la protagoniste sont irrésistiblement ressenties au travers de ses jeux d’actrice qui ne laissent place à aucune forme de naïveté. Le jeune contre-ténor Ray Chenez propose un Néron exceptionnel. Son timbre clair (surtout dans les notes aiguës), parfois empreint d’un soupçon d’ombre, crée une couleur très personnelle. Il joue ainsi l’empereur romain certes tyrannique, mais qui montre par moments une subtile fragilité. Victoire Bunel insiste sur le caractère à la fois autoritaire et tourmenté d’Octavie. Une technique sans faille, une projection ferme et une présence scénique font de chaque apparition de l’impératrice un véritable moment musical.

Une fois de plus, Paul-Antoine Bénos-Djian fait preuve de son excellence dans la peau d’Othon désespéré de perdre son épouse mais se réjouit, sans conviction, de retrouver Drusilla… L’ambiguïté joue ici aussi et Bénos-Djian maîtrise merveilleusement cette ambivalence. La Drusilla de Maïlys de Villoutreys est émouvante d’adoration pour son amant. Contrairement à la Fortune dans le prologue où elle avait l’air plus retenue, elle déploie tout son potentiel à partir du moment où Drusilla s’apprête à fournir son vêtement à Othon dans sa tentative de meurtre de Poppée dictée par Octavie. L’incarnation d’Adrien Mathonat est éloquente dans le stoïcisme prêché par son personnage Sénèque, autant vocalement que scéniquement (spasme dans son agonie).

Dans le registre comique, Paul Figuier nous surprend en endossant le rôle de deux nourrices, chacune calculatrice à sa manière, dans des tailleurs et des perruques de la bourgeoisie des années 1960-70. Camille Poul pétille dans le rôle du valet avec une fraîcheur insoupçonnée, et dans le rôle de l’Amour avec une souplesse vive.

Sebastian Monti (Lucain) et Thibault Givaja (Libertus) assurent chacun leurs rôles avec investissement. Enfin, le baryton-basse Yannis François (le licteur) affiche une formidable souveraineté naturelle dans la voix. On regrette que son rôle ne soit pas plus développé face à son timbre d’or, épais et chaud. Également danseur, il fait preuve de remarquables mouvements corporels qui fournit un vrai plus à des moments assez statiques.

Musique riche et contrastée dirigée par Damien Guillon

Damien Guillon dirige Le Banquet Céleste avec une grande attention. Comme à l’accoutumée, la délicatesse et le caractère dramatique se côtoient dans son interprétation pour rendre la musique encore plus riche et contrastée. La partition choisie pour cette production du Festival d’Aix de 2022, par Leonaldo García-Alarcón et la Capella Mediterranea, est la version vénitienne de 1650, sans la scène de couronnement pompeuse de Poppée. La réalisation est souvent exubérante et n’hésite pas à insérer par moments un style de basse continue qui semble situer la musique une cinquantaine d’années plus tard. Dans cette profusion vénitienne, la mort de Sénèque et le monologue sur l’exil d’Octavie sont accompagnés de manière extrêmement dépouillée, donnant vie à des moments bouleversants. Dans la fosse, Damien Guillon et les musiciens du Banquet Céleste suscitent ainsi les émotions en creusant la comédie humaine vue par Monteverdi et son librettiste Francesco Busenello.

Cette émotion est partagée par le public sourd et malentendant ; en effet, l’Opéra de Rennes propose en leur faveur une technologie de pointe, des boucles magnétiques et des gilets vibrants, pour que l’opéra soit toujours et encore accessible à tous. 

Rennes, Opéra, le 5 octobre 2023

Victoria Okada

Crédits photographiques : Laurent Guizard

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