Le Liceu ouvre sa saison avec un Eugène Onéguine immergé dans un labyrinthe de passions

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Il y a un certain paradoxe dans le fait que les deux grandes maisons d’opéra de l’Espagne méditerranéenne ouvrent leur saison 2023 avec les deux grands opéras de Tchaïkovski : Eugène Onéguine à Barcelone et La Dame de Pique à Valencia. Sachant qu’une ouverture de saison se programme au moins deux ans à l’avance, ces grands phares de la culture slave semblent aujourd’hui faire une heureuse balance à la barbarie que l’armée russe sème ces jours-ci, en produisant simultanément deux ouvrages-clés de Tchaïkovski basés sur des textes de Pouchkine, l’un des plus grands archétypes de l’humanisme russe. La création ibérique eut lieu justement au Liceu en 1955. Tout en étant une composition essentielle dans l’œuvre de Tchaïkovski, cet opéra n’est pas représenté en Occident aussi souvent que ne le mérite une musique extrêmement inspirée, d’une véhémente plasticité mélodique et prodigieusement bien orchestrée. Écrite pendant la période de sa mésaventure avec son élève Antonina Milioukova, laquelle (peut-être inspirée par Pouchkine…) proposa dans une lettre le mariage à son insensible maestro homosexuel. Tous les deux finiront par accepter consciemment cet arrangement contra natura dont le résultat pour la psyché des deux protagonistes fut plus que dévastateur. Les analogies ne s’arrêtent pas ici car Pouchkine lui-même semble avoir décrit de manière prémonitoire sa propre mort en duel avec l’officier français Georges d’Anthès, lequel courtisait assidûment sa propre femme, Natalia Gontcharova même après avoir épousé la sœur de celle-ci. 

Tchaïkovski avait écrit cet ouvrage, qu’admirait et représentait souvent le grand Stanislavski, pour un orchestre d’étudiants avec une formation réduite à environ trente musiciens. Ici l’effectif est légèrement plus grand, sans nuire cependant à la formidable richesse de coloris qu’obtient le chef titulaire du Liceu Josep Pons. Et l’on pourrait certainement parler d’un très grand chef si l’on écoutait exclusivement le résultat sonore de l’ensemble de l’orchestre et des chœurs. Car si l’on écoute l’ensemble du plateau, on reste sidéré par le nombre de moments où l’orchestre couvre purement et simplement les voix solistes. Je crains que Pons ne soit conceptuellement incapable d’écouter les paroles chantées et de mettre les instruments en perspective, colorant ou illustrant les textes à la manière dont pouvait le faire le légendaire Carlos Kleiber ou, plus près de nous et avec ce même orchestre, Gustavo Dudamel ou Susanna Mälkki. Il a pourtant bu la musique vocale aux sources car, enfant, il était chantre à la maîtrise de Montserrat, une tradition pour bon nombre de grands musiciens catalans. Et ce n’est pas l’orchestre qui est limité dans la nuance : le pianissimi qu’il obtient à la reprise de l’air du prince Gremine est totalement bouleversant, tout comme spectaculaire la brillance de l’« Écossaise » ou de la « Polonaise » et la transparence de la plupart de textures tout au long de la partition. Et cette même clarté conceptuelle nous prive aussi de cette recherche du « pathos » cher au compositeur et auquel on n’arrive vraiment jamais à succomber.

Beaucoup de brio et des bonnes choses sur le plateau : le Lensky de Alexey Neklyudov combine une brillance vocale très séduisante avec un sens parfait du contenu émotionnel des phrases. Dans son air « Kouda, kouda » dont les paroles désespérées ont possiblement inspiré le « Qu’as-tu fait de ta jeunesse » de Verlaine, il est royal : le précipice semble s’ouvrir à nos pieds, pendant que nos oreilles sont ravies… La Tatiana de Svetlana Aksenova ne séduit pas de prime abord : la voix n’est pas la plus belle qu’on ait entendu dans ce rôle ni le legato ou la projection vocale ne sont irréprochables non plus. Nonobstant, son approche du rôle est d’une telle subtilité, les nuances musicales ou d’expression théâtrale sont si bien construites qu’on finit par tomber sous le charme d’une artiste sensible et intelligente qui dessine un personnage finalement très riche, passant de la naïveté à la maturité et la réussite sociale sans renoncer à sa passion amoureuse. Pour Zaretsky et le prince Gremine, on a eu le baryton-basse Sam Carl, d’origine anglo-américaine mais formé aux Pays Bas. Ce fut somptueux : par le caractère et la beauté d’une voix qu’on croirait russe, par l’élégance et la rigueur subtile de sa ligne musicale et par la construction d’un double personnage sans la moindre faille. Olga, la jeune sœur spontanée et quelque peu écervelée de Tatiana a été confié à Victoria Karkacheva : une voix très riche, expressive et une actrice excellente. La nourrice Filipievna de Elena Zilio, mezzo-soprano italienne aux graves éclatants et à l’aigu quelque peu étroit, est extrêmement drôle, elle sait doser ses effets et trouver le moyen d’exister théâtralement avec justesse. Plus discrète la Larina de Liliana Nekiteanu et absolument solaire le Triquet de Mikeldi Atxalandabaso. Son français est peut-être un peu exotique, mais la voix et la création du personnage sont de tout premier ordre. Mais c’est le rôle-titre, le baryton norvégien Audun Iversen qui a donné le ton d’excellence à cette soirée : non seulement la voix est superbe mais toute son interprétation est saisissante. Il parvient à moduler son émission de manière à se rendre parfaitement détestable pendant toutes les scènes du début et le duel face à Lensky, malgré le doute qui l’assaille, pour se rendre touchant à la fin lorsque Tatiana va le repousser par respect pour son mari, même si la passion la ronge… Il parcourt avec entrain toutes les étapes qui vont le déposséder de sa prétendue maturité de jeunesse se retrouvant ensuite comme un jeune vieillard dépourvu d’illusions et dont la passion amoureuse se verra anéantie par les conventions sociales que lui-même assumait jadis, préfigurant vraisemblablement le nihilisme russe.

La mise en scène de l’œuvre a été confiée à Christof Loy, reprise cette fois-ci par Victoria Bomann-Larsen. Loy a un palmarès impressionnant : actif depuis 1982, il a mis en scène plus de cinquante opéras, sans compter son activité au théâtre parlé. Vers 2002, il mit en scène Onieguine à La Monnaie avec un décor évoquant les intérieurs staliniens sans âme ni charme. Ici, le décor créé par Raimund Orfeo Voigt ou les costumes de Herbert Murauer ne sont guère plus évocateurs : l’espace est délibérément confiné, suggérant la province étriquée, les prétentions sociales adoubées des rêves les plus osés, sans sortilège ni fantaisie, tout en cherchant à dévoiler ainsi les passions les plus secrètes ou les plus éclatantes de ses personnages. Loy assume que le drame, chez Pouchkine, n’est pas un élément théâtral. Et Tchaïkovski savait que son public connaissait le récit de Pouchkine et n’avait plus besoin de créer une trame dramatique. Il pouvait faire suivre les différents tableaux sans chercher une quelconque catharsis. Ce pourquoi Loy recourt incessamment aux mouvements des acteurs : par les gestes, les passions devraient se dévoiler pour être ressenties par tous. Cela fonctionne assez bien, mais il ne peut se priver d’abuser de quelques poncifs de metteur en scène post-brechtien. Par exemple, la présence fantomatique d’Onieguine pendant le monologue de Lensky apporte certainement une déstabilisation aux spectateurs de cette amitié tronquée par la brutalité de la convention sociale. Ou le fait de faire chanter Zaretsky, le meneur du duel, au prince Grémine, fonctionne également à merveille, identifiant de la sorte la clé de celui qui ravira à Onieguine sa passion. En revanche, laisser le cadavre de Lensky pendant la polonaise, sa « résurrection » ou les viols pendant les fêtes chez Larina me semblent d’une gratuité parfaitement banale. 

Tchaïkovski écrivait à propos de son opéra : Je ne veux ni rois, ni marches, ni aucun des attributs du « Grand Opéra ». J’ai besoin d’un drame intime et profond, basé sur des situations et conflits que j’ai pu vivre moi-même.

Ces mots peuvent définir parfaitement le propos de cette production. Le résultat, sans être parfaitement accompli, n’est pas moins captivant.

Xavier Rivera

Barcelone, Liceu, le 4 octobre 2023

Crédits photographiques : David Ruano

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