Alessandro Marangoni, intégralement Rossini au piano  

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Cette année, le jury des International Classical Music Awards (ICMA) récompense le pianiste italien Alessandro Marangoni avec un prix spécial pour son enregistrement de l’intégrale des Péchés de vieillesse de Rossini. Nombreux sont les pianistes qui ont abordé, ces quinze dernières années, les pièces et bribes curieuses et provocantes des quatorze volumes de Péchés de vieillesse, l'énigmatique testament musical du vieux Rossini. L’intégrale de Marangoni est cependant la première vraiment complète, s'étendant à toute la musique de chambre et à toutes les pièces vocales (presque toutes enregistrées avec des chanteurs italiens), y compris des pièces contemporaines des Péchés mais absentes des volumes de la collection officielle, ainsi qu'une vingtaine de pièces inédites récemment découvertes. C'est une œuvre exigeante, pleine de surprises, car les quelque deux cents pièces de ce corpus sont stylistiquement très hétérogènes et dessinent le portrait d'un compositeur sournois et ironique. Le musicien, passionné par les découvertes et les répertoires rares, s’entretient avec Nicola Cattò et Luca Segalla du magazine Musica

Comment est né ce projet ? Et comment a-t-il évolué en cours de route ?

Le projet est né un peu par hasard : je ne connaissais pas cette énorme quantité de musique rossinienne. Alors que j'étudiais avec Maria Tipo, elle m'a dit un jour qu'elle avait joué des Péchés quand elle était jeune, et qu'elle pensait que ça me conviendrait. J'ai donc commencé à faire des recherches et j'ai réalisé l'ampleur de cette production : j'ai compris que ce serait un excellent travail non seulement en tant que pianiste, mais aussi en tant que chercheur, ce qui me passionnait beaucoup. Les partitions n'étaient pas facilement disponibles, souvent épuisées… J'ai donc commencé -c'était en 2008- à penser à rassembler une sélection de Péchés pour un seul CD ; mais j'ai remarqué qu'il n'existait pas de véritable version complète de ce répertoire, alors j'ai proposé à Naxos, ma maison de disques, de combler cette lacune. Ils ont réagi avec enthousiasme. Mais le projet initial a grandi au fil des années, grâce aussi à la contribution d'amis du calibre d'Alberto Zedda, Bruno Cagli (qui a été le premier à me donner quelques manuscrits qu'il possédait) et au travail avec la Fondation Rossini, qui a mis les manuscrits à ma disposition. Nous, les pianistes, avons l'habitude de travailler avec des partitions publiées. C'était inhabituel et passionnant. Certaines pièces de cette intégrale n'avaient jamais été enregistrées, d'autres étaient vraiment inconnues, comme le Tema e variazioni qui se trouvait, entre autres, à la Fondation Rossini et avait échappé à tout le monde (il ne figurait pas dans le catalogue de Péchés que Rossini lui-même avait compilé).

Combien de pages ont été données en première mondiale ?

Vingt. Et ce n'est pas tout. Il y a quelques pièces découvertes plus tard. L'une le fut même le lendemain de la fin des enregistrements. Ce sont deux petites choses, mais je les aurais incluses sur les CD ! Et il y aura probablement d'autres découvertes.

Comment avez-vous organisé la répartition entre les CD ? Un choix culturel ou purement pratique ?

J'ai essayé d'avoir de la cohérence. Au départ, je pensais enregistrer album par album, et faire correspondre un disque à chaque album : mais cela n'a pas fonctionné en termes de timing. Alors, j'ai fait des choix, privilégiant l'unité de contenu. Pour les 24 Riens, c'était facile, ils ont pris tout un CD ; d'autres fois, j'ai dû trouver des solutions différentes.

La question est difficile, mais quelles sont les pièces les plus intéressantes, si vous deviez en choisir deux ou trois ?

Je voudrais mentionner la 'Tarentelle pur sang' (également reprise par Respighi dans la Rossiniana), qui était très connue mais pas dans sa version originale, que j'ai redécouverte à Bruxelles : donc non plus piano solo, mais piano avec harmonium, clochettes et chœur, dont j'ai récupéré les pièces d'origine. Et puis, parmi les raretés, toutes ces pièces comme 'Ouf ! Les petits pois” ou ces préludes qui font écho aux styles du passé (“Prélude baroque”, “Prélude fugassé”) ; d'autres pages ouvrent une nouvelle perspective sur Rossini, embrassant une écriture pianistique déjà pleinement romantique. Nous sommes dans les années 1860, certaines pièces font écho à Schubert, Chopin ou Liszt.

Vous n'avez pas choisi un instrument historique, mais un Steinway moderne…

Tout en respectant les enregistrements existants qui utilisent des pianos d'époque, que je trouve splendides, j'ai fait un choix différent. Rossini était passionné d'organologie, il cherchait des instruments de plus en plus performants d'un point de vue dynamique et timbral, il suffit de penser à la relation qu'il entretenait avec Cavaillé-Coll, devenu grand aussi grâce à Rossini. Cette attention au développement des instruments m'a fait penser que, peut-être, il aurait été heureux d'avoir un Steinway préparé par Fabbrini : cela ressort de l'écriture de nombreuses pièces.

Ce répertoire est aussi peu joué en raison de son extrême maladresse technique, avec une écriture qui n'est pas du tout idiomatique, n'est-ce pas ?

Il y a des difficultés de différentes natures. L'écriture est cristalline, riche en polyphonie, et en même temps il y a une forte exigence de virtuosité, avec des sauts maladroits, des octaves maladroites remplies de tierces. Il utilise les techniques de Liszt et de Thalberg (qui fréquentaient sa maison et y jouaient) mais d'une manière encore plus particulière et inconfortable. Il est facile de "salir les notes", on ne peut pas les jouer à première vue, il faut les étudier attentivement : la disposition des mains est particulière. Quelque chose rappelle Chopin : les 24 Riens, qui rappellent peut-être les 24 Préludes, contiennent toutes sortes de difficultés techniques, comme s'il s'agissait d'études.

Ainsi, aucune similitude ne peut être trouvée entre l'écriture pour piano de Rossini et celle de ses contemporains ?

J'y ai beaucoup réfléchi, mais c'est difficile. C'est une production «à lui tout seul», même sur le plan formel, stylistique et harmonique : il n'y a pas de révolutions harmoniques, mais une utilisation fréquente de l'enharmonie et des modulations en très peu de mesures.

Les Péchés coïncident avec près de 40 ans de silence lyrique de Rossini. Comment pouvez-vous expliquer ça ? Une réaction au romantisme dominant ou une conséquence de sa dépression et de son hypocondrie ? 

C'est sûrement une combinaison de plusieurs facteurs. La maladie a eu une influence, mais Rossini a toujours été un habile calculateur, depuis l'époque où il faisait ses comptes de jeu dans le hall du San Carlo. Alors, certes, il ne reconnaissait plus les nouvelles tendances du théâtre lyrique et s'était retranché en lui-même ; puis, avec Guillaume Tell, il crut avoir atteint un sommet dans sa production. Mais il y avait un facteur de calcul : il avait un contrat d'exclusivité avec les théâtres parisiens pour lesquels il s'était engagé à ne pas écrire afin d'avoir une rente viagère. Et cela comptait certainement : c'était un silence calculé, forcé par les circonstances, et lié au désir de faire de la musique de chambre, ce qu'il n'avait jamais essayé de sa vie.

En parlant de musique de chambre : vous collaborez avec de nombreux musiciens prestigieux dans cette intégrale. Pouvez-vous vous souvenir de l'un d'entre eux ?

Certainement au moins Enrico Dindo, Massimo Quarta, Ugo Favaro, et de nombreux chanteurs que j'ai rencontrés à l'Accademia Rossiniana et qui sont aujourd'hui des stars, comme Giuseppina Bridelli, Laura Giordano, Bruno Taddia, Lily Jørstad : c'était merveilleux de travailler avec eux dans divers ensembles, souvent avec le chœur Ars Cantica dirigé par Marco Berrini. C'est un nouveau Rossini, pas celui de l'opéra : ce sont des pages de Lieder, qu'on n'entend jamais en direct.

En concert, avec quels autres compositeurs associez-vous ces Péchés ?

Parfois je combine alternativement Rossini et Chopin, et ça marche bien ; ou avec Debussy et Liszt, parce qu'il y a des pièces -comme la Marche- qui semblent lisztiennes à cause de l'abondance de sauts et d'octaves. Sinon, je fais des récitals monographiques, juste Rossini.

Et en effet, au gala ICMA, vous jouerez un morceau de Chopin ! Mais si un pianiste aujourd'hui voulait jouer les Péchés, quel est l'état des matériaux et des sources ?

Les Péchés ont été publiés par la Fondation dans les Quaderni Rossiniani, mais ils sont presque tous épuisés et il est difficile de se les procurer ; il y a un tome Ricordi avec les 24 Riens et rien d'autre. J'espère, et j'y travaille, qu'une édition critique sortira : la Fondation Rossini pourrait le faire. Le problème est alors que les partitions qui existent aujourd'hui comportent quelques erreurs d'impression et qu'elles devraient toutes être révisées.

Votre attachement à Rossini cadre bien avec votre carrière, qui a toujours aimé parcourir les chemins les moins fréquentés du répertoire…

Certes, j'ai toujours aimé trouver de nouveaux auteurs et de nouvelles musiques : c'est une tâche pour nous, musiciens, de le faire. Parallèlement à Rossini, j'ai eu affaire ces dernières années à Castelnuovo-Tedesco (Concertos pour piano, œuvres pour violoncelle avec Dindo, Evangelion), à Clementi, qui n'est certes pas inconnu mais pas toujours enregistré (et j'ai enregistré le Gradus ad parnassum, qui était jusqu'alors absent de la discographie). J'enregistre actuellement les Concertos pour piano et orchestre de Vittorio Rieti avec l'Orchestra Sinfonica di Milano, toujours pour Naxos. Et j'interprète aussi ces compositeurs en concert, même s'il n'est pas toujours facile de convaincre les directeurs artistiques de s'éloigner du répertoire mainstream : avec Rossini c'est toujours un grand succès, les retours du public sont toujours excellents.

Dernière question : le 21 avril, vous jouerez au gala ICMA à Wroclaw. Quelle est votre relation avec la Pologne ?

J'y ai joué de nombreuses fois, souvent à Cracovie, aussi à Gdansk, mais plus avec orchestre qu'en récital solo : j'ai fait Chopin, Beethoven, mais aussi une des raretés dont j'ai parlé plus haut, un Concerto de Castelnuovo-Tedesco. Et j'ai hâte d'y retourner pour le Gala ICMA !

Le site d'alessandro Marangoni : www.alessandromarangoni.com

Propos recueillis par Nicola Cattò et Luca Segalla du magazine Musica. Traduction et adaptation : Crescendo-Magazine.

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