Connaissez-vous Karnavičius?

par

Jurgis Karnavičius (1884-1941) : Quatuors à cordes n° 1, Op. 1 et n° 2, 0p. 6. Quatuor de Vilnius. 2021-76’23-Texte de présentation en anglais-Ondine-ODE 1351-2

Il y a des compositeurs peu connus, et il y a des compositeurs inconnus. Et -sauf pour ceux qui auraient une connaissance encyclopédique de la musique lituanienne du début du XXe siècle- Jurgis Karnavičius fait partie de ces derniers (même si l’encyclopédie musicale allemande en ligne MGG lui consacra un -très- bref article en 2003 et que l’année suivante vit la parution d’une biographie en lituanien). On comprend donc que pour cette très intéressante parution consacrée à un compositeur injustement méconnu, le livret (rédigé -ou peut-être traduit du lituanien- dans un anglais assez approximatif qui rappellera aux discophiles d’un certain âge les notices anglaises, françaises et allemandes des 33 tours de la firme tchécoslovaque Supraphon dans les années 1960 et 1970) mette l’accent sur la biographie du musicien et sur la résurrection de ce répertoire plutôt que sur l’analyse des oeuvres. 

Né à Kaunas en 1884 dans une Lituanie qui faisait encore partie de l’Empire russe, Karnavičius grandit à Vilnius qu’il quitta ensuite pour faire des études de droit à l’Université de Saint-Pétersbourg dont il sortit diplômé en 1908. Il suivit en même temps des cours de composition en privé et intégra ensuite le Conservatoire de Saint-Pétersbourg où il compta parmi ses maîtres Liadov (contrepoint), Maximilian Steinberg (composition) ainsi que Rimsky-Korsakov et Glazounov (instrumentation). A peine ses études terminées en 1912, Karnavičius enseigna la théorie musicale dans cette même institution de 1912 à 1914. Mobilisé pendant la Première Guerre mondiale, il fut fait prisonnier en 1915 et resta en captivité à Vienne jusqu’à la fin du conflit.  Rentré à Petrograd (comme avait été rebaptisée Saint-Pétersbourg), il reprit son enseignement au Conservatoire de 1918 à 1927, la ville changeant à nouveau de nom en 1924 pour s’appeler Leningrad. 

Très actif dans la vie musicale de l’ancienne capitale russe, il participa en 1926 à la création de l’Association pour la musique contemporaine de Leningrad tout en s’en tenant à une approche relativement traditionaliste dans ses compositions instrumentales et vocales.

En 1927, Karnavičius décida de rentrer en Lituanie -à présent indépendante- avec sa famille. Ceci alla de pair avec son souhait de se positionner comme un compositeur véritablement lituanien, comme un témoigne son opéra Grazina, premier opéra écrit en lituanien après l’indépendance et dont la première eut lieu en 1933 à Kaunas -capitale du nouvel Etat, Vilnius se retrouvant à l’époque en Pologne- où le compositeur s’était établi à son retour de Pétersbourg. Nommé professeur de composition au Conservatoire de Kaunas, il y enseigna jusqu’à sa mort en 1941. 

Si la réputation de Jurgis Karnavičius dans la Lituanie de l’entre-deux-guerres reposa largement sur ses opéras (le second, Radvila Perkūnas, fut créé en 1937), ses oeuvres antérieures -dont ses quatre quatuors à cordes- furent largement oubliées. Raison de plus pour saluer l’initiative prise par le label finlandais Ondine d’enregistrer l’intégrale de l’oeuvre pour quatuor du compositeur lituanien, et dont la présente parution nous offre le premier volet. 

Le 1er Quatuor en sol mineur, Opus 1 de Karnavičius nous montre un jeune compositeur talentueux, impeccablement formé aux rigoureux canons de l’école russe. L’oeuvre, par son lyrisme aisé et solaire comme par ses recours aux mélodies « à la russe », s’inscrit dans la descendance directe de Tchaikovsky dont l’esprit est irrésistiblement évoqué dans le deuxième mouvement Allegro-Moderato-Allegro où une marche énergique et virile cède le pas à un mélodieux épisode central qui pourrait être tiré d’un ballet avant que la marche ne retentisse à nouveau. L’Andante qui suit frappe par une belle qualité de transparence (on pense par moments à la Pastorale d’été de Honegger qui ne sera écrite qu’en 1920). L’Allegro conclusif est d’une belle franchise qui rappelle un peu  Roussel.

L’aisance et la fraîcheur de ce Premier quatuor de près de 35 minutes ne se retrouvent plus dans le Deuxième quatuor en ré mineur, composé en 1917 par un compositeur prisonnier de guerre. Dans cette oeuvre de vastes dimensions (plus de 41 minutes), Karnavičius passe -on le comprendra aisément- à quelque chose de plus sombre, avec des lignes mélodiques sinueuses qui -surtout dans le premier mouvement- donnent à l’oeuvre un côté expressionniste, tel qu’on le trouve dans les deux premiers quatuors de Bartók ou le Deuxième de Schönberg.

Le deuxième mouvement (en trois parties, comme c’est le cas pour le deuxième mouvement du Premier quatuor) fait alterner des épisodes rythmés, énergiques, optimistes (un peu à la Roussel) avec  une partie médiane où l’on retrouve des phrases languissantes, très viennoises. 

Le troisième mouvement, Andante, est patiemment construit, instaurant d’abord une atmosphère de lyrisme paisible avant d’en arriver à un sommet d’intensité. L’Allegro final commence par des danses énergiques à la Bartók ou Kodály pour déboucher sur une atmosphère posée et sérieuse et aboutir ensuite à une conclusion sombre et pensive dont toute joie est absente, malgré un dernier rappel des danses. 

Ensemble justement réputé, le Quatuor de Vilnius -fondé en 1965 déjà, mais  la notice ne nous dit rien des changements de membres intervenus depuis- donne une interprétation irréprochable de ces oeuvres, s’impliquant totalement dans la découverte de ce répertoire inconnu et de grande qualité.

Son 10 - Livret 7 - Répertoire 9 - Interprétation 9

Patrice Lieberman

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.