Dossier Anton Bruckner (2/3) : La musique sacrée

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Isoler, dans la production de Bruckner, ce qui relève spécifiquement du domaine sacré peut s’apparenter à une tâche impossible si l’on veut bien considérer que l’élément religieux est partie intégrante de l’être profond du compositeur et a traversé son existence comme une formidable lame de fond. Il semble même tout à fait évident que l’expression de cette fervente spiritualité a ici largement débordé du cadre liturgique pour s’exprimer à plein, et comme "au-delà des mots", dans le domaine symphonique, le véritable "champ de bataille" de toute une vie.

L’image d’Epinal de Bruckner est donc celle d’un ardent serviteur du catholicisme, d’un dévot entièrement soumis aux commandements de l’Eglise, et dont le but, l’accomplissement suprême et la gloire, aura été de devenir, selon le mot célèbre de Franz Liszt, le "ménestrel de Dieu". 

Elevé et formé dans un cadre religieux strict et très rigoureux, au sein de la prestigieuse Abbaye de Saint-Florian dont l’image s’imprime de manière indélébile dans son esprit, Anton Bruckner, timide et obéissant de nature, est profondément marqué, voire littéralement "conditionné" par cette éducation religieuse humainement écrasante, à la fois sur le plan des convictions profondes, du comportement privé et de la conscience artistique . Tout au long de sa carrière, et à un rythme plus ou moins soutenu, il s’est attelé à la composition d’oeuvres sacrées qui appartiennent à tous les genres (à l’exception de l’oratorio) et s’adressent à toutes les formations, du petit choeur a cappella jusqu’aux grandes fresques symphoniques avec orgue et solistes. De sorte que sa production relative à la liturgie catholique compte parmi les plus considérables en volume, en qualité et en diversité qui soient sorties de la plume d’un compositeur du XIXe siècle, aux côtés de celles de Donizetti, de Dvorak, de Franck et surtout de Liszt. Encore cette production n’offre-t-elle pas un visage homogène. On y distingue d’abord une évidente et très logique filiation avec les maîtres viennois, Haydn, Mozart, Schubert, dont les messes instrumentales résonnent encore à cette époque sous les voûtes des églises de la Haute-Autriche, offrant de ce fait au jeune compositeur un modèle dont il cherche à recréer les puissantes architectures pour organiser son propre espace sonore. 

L’affinité avec Schubert est particulièrement remarquable. Bruckner partage d’abord avec le Wanderer un même douloureux destin fait d’incompréhension et d’échecs sentimentaux, dans lequel naît "cette sublimation de la souffrance, [...] cet ardent désir de retrouver par la voie de la musique, le paradis perdu où l’instant se confond avec l’éternité" (Jean Gallois). Du point de vue musical, cette filiation se traduit notamment dans les messes concertantes (Messe en ré mineur - 1864, Messe en fa mineur - 1868), qui s’inscrivent dans la continuité du modèle schubertien tant au niveau de l’atmosphère qu’à celui de la manière, mais dont l’esprit est transfiguré par une foi sincère et naïve pour aboutir de manière toute personnelle à une véritable prière chantée, dense et poignante. Destinée aussi bien au concert qu’à l’église, cette veine puissamment romantique qui fait largement appel à toutes les ressources de l’orchestre trouve d’autres échos dans les chefs-d’oeuvre de l’ultime phase créatrice que sont le Te Deum (1884) et le Psaume 150 (1892). Dans ces pages de très grande envergure, qui comptent parmi ses plus belles réussites, Bruckner fait l’étalage d’une totale maîtrise technique qui lui permet de conjuguer l’extraordinaire densité de son discours à un envol, à une puissance d’évocation rare et à une qualité d’expression des plus accessibles au grand public.

La Messe en mi mineur (1866), par contre, nous met en présence d’un autre monde sonore, lequel correspond à un deuxième "courant" qui traverse toute l’existence du compositeur et dont les sources remontent très haut dans le temps. Cette autre composante du style brucknérien, plus "intérieure", grave et dépouillée, plus spécifiquement liturgique aussi, marque de son empreinte toute une partie de la production sacrée du compositeur (et notamment toute son oeuvre précoce) destinée à une utilisation immédiate dans le cadre du culte. En effet, pendant de longues années, Bruckner est un compositeur liturgique au plein sens du terme. S’il compose, c’est pour être joué dans le cadre des offices. Elevé dans le respect de la tradition et des anciens dont il a longuement étudié les oeuvres en élève studieux et appliqué, il écrit un grand nombre de pièces de dimensions relativement modestes, précisément en référence à des sources historiques qui remontent jusqu’au chant grégorien ou à la polyphonie renaissante, sans oublier l’incontournable Jean-Sébastien Bach. Si l’on excepte une bonne partie des oeuvres de jeunesse dont l’écriture naïve et scolaire n’est guère significative, cette partie de l’oeuvre de Bruckner compte de nombreuses pages littéralement touchées par la grâce, tels l’Ave Maria de 1856, qui 

est une véritable étude dans le style baroque, ou l’étonnant Ecce sacerdos de 1885 (avec trois trombones et orgue), qui évoque à la fois la puissance de son récent Te Deum et le faste des Symphoniae sacrae de Gabrieli, ou encore le Tota pulchra es, Maria de 1878, qui renoue avec l’art de la Renaissance par l’utilisation du vieux mode phrygien et par sa facture responsoriale, sans oublier bien entendu les quatre graduels publiés en 1886 (Locus iste, Os justi, Christus factus est, Virga Jesse). Dans toutes ces pages, Bruckner dépasse ses modèles par sa propre force de composition qui fait cohabiter des lignes très pures et une liberté harmonique parfois saisissante.

On a souvent associé Bruckner, le musicien d’église par excellence, au mouvement cécilien qui, à l’époque, encourage l’imitation des styles anciens au profit d’une "authentique" musique religieuse. Il est indéniable que la référence à la polyphonie palestrinienne est un élément déterminant dans la musique sacrée de Bruckner. Elle culmine même dans la fameuse Messe en mi mineur, laquelle, par son austérité et par son climat tout intérieur, évoque avec beaucoup de justesse la plénitude et la perfection formelle des grands édifices contrapuntiques de la Renaissance. Toutefois, l’implication de Bruckner dans le mouvement cécilien n’est qu’indirecte. Certes, le compositeur développe une technique d’écriture particulière qui repose sur une grande rigueur architectonique et sur l’emploi d’anciens modes ecclésiastiques, mais il ne s’identifie pas aux idéaux réducteurs du cécilianisme, qui ne sont guère compatibles ni avec son incontestable force créative, ni avec son imagination mélodique parfois surprenante, et moins encore avec la puissance et la variété de son harmonie. Si Bruckner renoue avec l’esprit religieux d’un lointain passé, c’est donc pour le concilier avec un réel souffle romantique. Même s’il a éprouvé maintes difficultés à se libérer de la gangue du rigorisme outrancier qui lui a été imposé par un enseignement clérical inhibant, son instinct n’a pas manqué de trouver dans la musique un formidable agent libérateur grâce auquel il peut sublimer les contradictions de son âme tourmentée.

Débordant d’amour mais privé de tendresse, souvent bousculé par les événements du fait d’une timidité maladive, douloureusement marqué par les caprices du destin, Bruckner trouve toujours dans la musique le refuge le plus sûr. Il appartient totalement à son siècle et demeure donc un être authentiquement romantique dans la mesure où son oeuvre ne se conçoit pas en dehors des épreuves humaines de sa vie, abordées avec une foi inébranlable qui le rend à la fois héroïque dans la douleur et confiant dans la grâce divine. Dans cette irrépressible quête d’absolu et d’éternité, Bruckner repousse progressivement ses limites, au point de faire évoluer son monde sonore sans cesse davantage vers le monumental et de conférer des accents mystiques indifféremment à ses pages sacrées et profanes, exprimant alors "par le moyen de l’orchestre seul une donnée qui, jusqu’alors, n’avait été traduite que dans les services divins" (Paul-Gilbert Langevin). Débordant largement sur sa production symphonique, le mysticisme de Bruckner n’est plus réductible à un simple sentiment religieux, aussi sincère soit-il, mais porte également en lui les stigmates d’un sombre romantisme hanté par le mystère de la Vie et de la Nature, autant que par de terribles et tragiques interrogations métaphysiques auxquelles le compositeur n’a, en dernière analyse, pas trouvé réponse.

Déstabilisé, assailli par le doute au moment même où il conçoit son ultime hommage au Créateur, Bruckner reste subitement sans voix face au final de sa Neuvième Symphonie,  "dem lieben Gott" !

Cet été Crescendo Magazine publie des articles publiés dans les anciennes éditions papiers. Ce texte avait été publié en novembre 1995 dans le cadre d'un dossier consacré à Anton Bruckner sous la coordination de Bernadette Beyne.

Crédits photographiques : DR

Jean-Marie Marchal

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