Les Orgues du soleil, 3e étape !

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Le troisième volet de notre panorama « Orgues du soleil » (lire ici et ici les deux premiers articles) nous emmène d’abord en Italie du Nord. Sur les deux célèbres orgues de San Petronio de Bologne, Liuwe Tamminga recrée le faste de l’âge d’or vénitien, magnifiant les ors polyphoniques de Giovanni Gabrieli. Non loin de là, Francesco Cera nous invitera à découvrir quatre instruments historiques de l’Émilie. On retrouvera ensuite Frédéric Muñoz pour un programme hispanisant à Saint-Pons-de-Thomières, aéré, intériorisé, et rafraichissant. Cap alors vers le terroir des cigales : Michel Alabau nous transportera dans quelques grandes scènes lullystes et ramistes transcrites pour les tuyaux, sur le Isnard de Saint-Maximin transfiguré par une insondable poésie. Nous terminerons par quelques pages debussystes, ludique prétexte à l’inspiration de Loïc Mallié qui nous offre un voyage imaginaire dans l’univers du compositeur de La Mer.

GIOVANNI GABRIELI, CANZONI. Liuwe Tamminga, avec Bruce Dickey, Doron Sherwin. Passacaille. 2012. TT 78’21

Au sortir de la Renaissance, la cité vénitienne, en se démarquant des contraintes conciliaires de l’Église romaine, contribua à l’émancipation du répertoire instrumental, concertant et pour clavier à l’orée du Baroque qui allait s’emparer de l’Europe. Foyer musical de la Città nobilissima et singolare, la Basilique San Marco vit l’essor de la pratique polychorale, des cori spezzati -chanteurs, orgues et cuivres se répondant à travers la nef. Ces fresques sonores avaient besoin d’espace dans la mesure où elles y déployaient une architecture polyphonique à la mesure du lieu !

Munie de ses deux orgues, la Basilique San Petronio de Bologne (la plus vaste église gothique de brique du monde) est l’endroit idéal pour honorer cet héritage. Toutefois, pas de dialogue entre les deux buffets « in cornu epistolae » et « in cornu evangelii », le CD nous les fait entendre alternativement. Sur certaines pièces, ils sont accompagnés par un ou deux cornets à bouquin (un instrument qui faisait la gloire des facteurs de Venise) ici joués par d’éminents spécialistes et virtuoses, Bruce Dickey et Doron Sherwin. Le programme documente les principaux genres où s’illustra Giovanni Gabrieli (c1554-1612) : toccata (dans le sillage archaïsant de l’oncle Andrea), motets où les tuyaux se chargent de recréer l’apparat déclamatoire des cérémonies de Saint Marc. Et plus expérimentales, plus contrastées, les canzoni et ricercari. Comme d’habitude avec le label Passacaille, le livret est une mine d’érudition ; les sources y sont précisées, avec référence à la nomenclature établie par Richard Charteris (Université de Sydney, 2006). Qu’on ne s’attende pas à un récital spectaculaire à la façon des monumentales reconstitutions liturgiques de Paul McCreesh chez Archiv Produktion (Venetian Easter Mass, Music for San Rocco) ou des pompeuses fanfares  dont on trouve maints avatars au catalogue (par exemple, Antiphonal Music of Gabrieli, avec Edward Power Biggs chez CBS). Expert du répertoire italien, l’organiste néerlandais Liuwe Tamminga brille par la subtilité du jeu, par la délicatesse et l’authenticité de registrations moelleuses et dorées (assises sur les Principaux et Flûtes), à ces consoles de Bologne où il avait été nommé en 1982. Et où il avait déjà réalisé en 1991 un enregistrement consacré aux Gabrieli, avec Luigi Ferdinando Tagliavini (Tactus). Ce magnifique album de 2012, tout d’intériorité et d’intelligence, de calme et de noblesse, on en sort moins ébloui qu’éclairé : il nous fait pénétrer les arcanes du fourmillant laboratoire de clavier à l’âge d’or italien, flambeau bientôt repris par Girolamo Frescobaldi.

ORGANI STORICI DELL’EMILIA. Francesco Cera. La Bottega Discantica. 1998. TT 60’02

La région de l’Émilie, en Italie du Nord, tire son nom de la Via Aemilia tracée au IIe Siècle av. JC pour relier les villes de Rimini et de Plaisance. Elle se situe entre la Lombardie, la Romagne et la Toscane. Le présent disque nous emmène découvrir quatre instruments historiques, et le répertoire approprié. Le livret mentionne quelques spécificités de la facture locale, telle l’absence de chanfrein sur les lèvres supérieures des tuyaux, imposant une habileté à amincir l’étain. Aussi une typique projection du son qu’on désignerait par sputo

Plusieurs restaurations, la dernière par les ateliers Zanin en 1995, n’ont pas altéré le cachet Renaissance de l’orgue conçu par Giovanni Cipri (1556) en l’église San Martino de Bologne. Cité où Adriano Banchieri, moine de l’Ordre de Mont-Olivet, exerça la majeure partie de sa vie en tant que compositeur, musicien et théoricien. On lui doit quantité d’œuvres sacrées et profanes, dont les Canzoni et la Sonate que nous entendons ici, en compagnie d’une suggestive Battaglia. Expression plus sobre pour l’archaïsante Toccata quarta de Claudio Merulo.

Tempérament mésotonique également pour le petit positif Domenico Traeri (1716) de l’église San Giorgio Martire de Ganaceto, qui provient du monastère San Paolo de Modène et préserve une mécanique et une tuyauterie quasiment intactes. Le programme cisèle un Ricercar à six sujets de Luigi Battiferri (1614-1682), encore empreint du contrepoint de son maître Frescobaldi. Aussi une suave Elevazione de Bartolomeo Monari, une Fugue et une Toccata de Bernardo Pasquini. Et deux Sonates de Giovanni Paolo Colonna, figure majeure de Bologne au XVIIe Siècle, où il exerça comme Kapellmeister à San Petronio.

Domenico Traeri érigea postérieurement (1743) l’orgue de San Silvestro à Nonantola, caractérisé par ses tailles étroites et son cornet à trois rangs. Idéal pour l’univers de Giovanni Battista Martini, jalon entre l’école polyphonique (la Fuga en ré mineur) et le style galant, dont témoigne la Sonata sui flauti, et même la naïve Pastorale dans le moule imitatif qui sied à la Nativité.

Bond d’un large siècle, et vers les Apennins : le Piacentini-Battani (1874) de Sant’Urbano à Granarolo s’influence de la facture toscane tout en restant fidèle à la manière de coupe émilienne. Quelle sonorité, tantôt melliflue tantôt aigre-douce ! Les soufflets ont été actionnés à la main pour l’enregistrement de ces Versetti et de la Sonatina du Padre Davide da Bergamo. On retrouvera cette loquace Sonatina dans le quatrième volet de nos orgues du soleil…

À l’époque de ce disque, Francesco Cera, qui mène la brillante carrière que l’on sait (ne manquez pas sa récente intégrale Correa de Arauxo chez Brilliant), était repéré comme claveciniste d’Il Giardino Armonico, enseignait déjà son art de claviériste et avait enregistré pour Bottega Discantica un autre album, dédié aux orgues historiques du Frioul, qu’on vous conseille tout aussi chaleureusement.

TIENTOS. Frédéric Muñoz. XCP. 1997. TT 68’04

Ce disque fait partie de ceux qu’il vous faudra traquer en médiathèque ou sur le marché de l’occasion, car il le mérite. Pour les impatients, on en trouve de larges extraits sur les canalisations du web. Cap vers le Sud de la France, dans l’Hérault. Le choix du Micot/Formentelli de Saint-Pons-de-Thomières est tout à fait pertinent au regard du programme, antérieur à l’apparition des batteries de chamade dont il est évidemment dépourvu. En revanche, il présente l’atout de son grand bourdon-montre, comme le rappelle le livret : « rencontrer en Espagne ou au Portugal aujourd’hui un Grand Plenum en 16’ mésotonique reste exceptionnel ». Le Salve Regina de Pedro de Araujo annonce d’emblée les piquantes saveurs qui nous attendent, pimentées par le tempérament inégal. Une anthologie agencée autour du genre du Tiento, incluant deux excursions sud-américaines : un chant marial inca (une des plus vieilles partitions imprimées du Nouveau Monde) du moine franciscain Juan Pérez Bocanegra (1598-1645), et Xicochi, Xicochi Conetzintle d’après un petit motet en langue Nahuatl que Gaspar Fernández écrivit lorsqu’il était en poste au Mexique à la Cathédrale de Puebla. On l’entend ici gazouillé sur les nazards imitant les flûtiaux.

Les anches sont à l’honneur, au travers La Batalha de Marignan, ou un Fabordones de varios tonos. Toutefois, ce n’est pas l’éclat que l’on retient de ce disque, mais plutôt la pudique émotion qui s’exhale d’une Recercada segunda de Diego Ortiz, sur le seul Bourdon 8’, ou le Tiento para la Elevacion de Juan Cabanilles sur la Montre 8’, cela ventilé avec le Tremblant garant d’une expressivité qui touche au cœur. Choyée par le jeu lumineux, posé et serein de Frédéric Muñoz. Et les fonds du Tiento XVIII de Correa de Arauxo, compositeur qui occupe la majeure partie du récital, quel bonheur ! Au sommet, le Tiento LII a cinco voces, dans une interprétation magistrale de tenue, de respiration suprêmement animée, éclairée de l’intérieur. Onze minutes où l’esprit souffle.

Parmi toutes les raisons qui vous feront chérir cet album, la dernière plage : le Cant dell Ocells de Pablo Casals, bouleversant chant des oiseaux, naïf et nu comme une enluminure de la Nativité, beau à pleurer. Une circonstance à prolonger par l’album Noëls du Soleil chez le même label, avec le chœur d’hommes du Pays de Thomières.

LULLY-RAMEAU Scènes d’opéra en forme de suites. Michel Alabau. Tempéraments. 1997. TT 55’45.

Lully était originaire de Florence, Saint-Maximin-la-Sainte-Baume se situe dans le département français du Var, entre Aix et Saint-Tropez : ces prétextes suffisent-ils à inviter ce disque dans le panorama des « orgues du soleil » ?

Oui, dans la mesure où l’on a rarement entendu le prestigieux Isnard aussi poétique, chantant et parfumé. Si l’été est la saison des stridulations, de la lavande qui embaume l’arrière-pays, ce récital vous en mettra plein les narines et ravira l’oreille. Capiteux comme les effluves liquoreux du Révérend-Père Gauchet. L’instrument du plus vaste sanctuaire de Provence « révèle ici ses ressources propres dans un répertoire dramatique propice au déploiement de toutes ses couleurs, comme de l’ensemble de ses moyens de séduction » souligne Michel Alabau dans le livret. Source de plaisir et de songes interminables. Les images naissent spontanément, et quel bouquet d’arômes !

Lully et Rameau n’ont hélas rien laissé pour les tuyaux. Qu’à cela ne tienne, nous voici conviés à nous régaler de ces transcriptions piochées à quelques-unes des plus belles scènes du Baroque français ! Travaillées dans le respect de la nomenclature organistique et des conventionnelles registrations de ces époques. On devrait tout citer, mais arrêtons-nous sur ce bouleversant Fond d’orgue en sol mineur d’après l’Ouverture d’Alcidiane et Polexandre, puis sur cet ingambe Duo sur les tierces tiré du même ballet. Sur le rayonnant Plein-jeu arraché à l’Ouverture d’Alceste, qui procure aussi un suave canevas de flûtes sur les trois claviers, et un tendre Récit à deux doubles sur l’air de Céphyse, conclu par un pétillant échange entre les Dessus de Cornet. Tout aussi entêtant, obsédant même, la conversation dégingandée du Dialogue sur la trompette et le larigot d’après Thétis de Rameau. La douce langueur du « Revenez tendre amant », traité en cromorne en taille. La gouaille du Trio sur « Fuyez, fuyez, faune sauvage ». On reste bouche bée devant le faste de l’Ouverture de Hippolyte et Aricie où crépitent le chœur d’anches de la basilique, ses ors et ses bistres. Bref, une anthologie aussi émouvante qu’éblouissante, témoin d’une inspiration transcendée par le talent de l’interprète et la magie du lieu. À prolonger par « Les plus beaux airs de Monsieur de Lully » par Jean-Paul Lécot à Tarbes (Forlane), et « Jean-Philippe Rameau, airs & danses d’opéra » par Yves Rechsteiner à Cintegabelle (Alpha).

JEUX. Six improvisations sur des thèmes de Claude Debussy. Loïc Mallié. Hortus. 2003. TT 71’46

Si l’été est le temps du farniente, de l’évasion, et des récréations ludiques, ce CD trouve toute sa place dans notre série des « Orgues du Soleil ». En préambule, le 22 juin, nous précisions que notre parcours estival ne se limiterait pas à visiter le répertoire italo-ibérique. En voici un exemple, étant dit que la ville de Bailleul (Hauts de France) ne constitue évidemment pas l’étape la plus tropicale. Mais l’église Saint-Vaast préserve un orgue Gonzalès (1933), selon le livret « un des plus beaux instruments néoclassiques français, s’accordant parfaitement à l’esthétique debussyste ». Loïc Mallié, professeur d’écriture et improvisation au Conservatoire de Lyon, nous y proposait six interprétations autour de cet univers : ses océans, ses rêveries languides, ses parties de tennis, ses réjouissances de 14 juillet, ses châteaux ésotériques, ses coffres à jouets, ses elfes espiègles, ses paysages transcendés… 

Outre une interview guidée par Vincent Genvrin, éclairant l’approche de l’auteur-interprète, son rapport au pastiche, à la transcription, à l’authenticité, le livret mentionne quelques thèmes musicaux qui servent de base à ce voyage. Lequel ne se borne pas au compositeur du Prélude à l’Après-midi d’un faune, puisqu’on y aborde aussi le ballet L’Oiseau de Feu d’Igor Stravinsky, la Sonate pour violon et piano de César Franck, l’opéra Ariane et Barbe-bleue de Paul Dukas… Qu’elles soient manifestes, inspirantes, filigranées, les élaborations que nous entendons dans le disque nous présentent un exercice de haute volée. Au-delà des mélodies qu’on reconnaît, quel travail sur l’harmonie ! Elles se prêteront à votre sagacité et pourront se déchiffrer comme un rébus. Car les citations abondent, et ne sont pas toutes indiquées dans le livret. À vous de les repérer ! Pelléas et Mélisande, bien sûr. Mais encore : Suite bergamasque, Nuages, Dialogue du Vent et de la Mer, Children’s Corner, La Boîte à joujoux, Le Vent dans la Plaine, Des Pas sur la neige, La Danse de Puck… Et bien d’autres. Un jeu de l’esprit pour votre salon : tel un cruciverbiste à qui les titres des morceaux vous fourniront l’indice de départ, à vous d’identifier toutes ces œuvres qui s’entrecroisent sous les doigts de Loïc Mallié. Difficulté supplémentaire : le CD ne comporte pas onze plages comme indiqué sur le boîtier, mais treize. Néanmoins, nul besoin de partir à la chasse pour s’émerveiller de ces transmutations. En paraphrasant Sacha Guitry, « il est bon d’entendre entre les lignes, cela fatigue moins les oreilles ». Tant la somme de cet imaginaire sonore, infiniment poétique, peut s’admirer pour elle-même.

Christophe Steyne

Crédits photoraphiques : Pixabay

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