Fazil Say, une intégrale engagée des sonates de Beethoven

par

Ludwig van BEETHOVEN : Sonates pour piano, intégrale. Fazil Say. 2019. Livret en turc, en anglais, en français et en allemand. 10 h 05. Un coffret Warner 0190295380243 (9 CD).

Une suggestion pour le moment où vous ouvrirez ce sobre coffret de l’intégrale des sonates de Beethoven par Fazil Say (sobre, car sur fond noir, on ne voit que le visage de l’interprète, le regard scrutateur) : allez directement au CD n° 5 où se trouvent les sonates 16 et 17, poursuivez avec la sonate 18 sur le disque suivant, vous aurez fait le tour de l’opus 31. Cet exercice devrait vous convaincre, par la clarté du jeu, la vitalité, mais aussi la profondeur de l’approche, que cette intégrale doit éveiller une immédiate attention. Le geste y est intérieur, la souplesse est constante, et La Tempête est maîtrisée. C’est par cette période médiane du vaste ensemble des sonates qu’il est possible d’appréhender le mieux la démarche globale de Fazil Say. Après cette prise de contact, autre suggestion : se donner le temps de lire les pages 39 à 46 de la notice, en langue française. Le virtuose y explique en détails ses implications face à ce qu’il compare à un « texte sacré » pour les musiciens, cet « ouvrage de six cent cinq minutes comprenant trente-deux sonates ». 

On pourrait résumer son propos comme suit, en reprenant les sous-titres de son plaidoyer : lancé en mai 2017, ce projet s’est étalé sur deux ans -au cours desquels Beethoven a été son idole et son mentor, consultations de différentes éditions comprises. Fazil Say a opté en fin de compte pour la plus récente, la Wiener Urtext Edition, après s’être imprégné de la connaissance de quelques autres. Pour lui, il importait de « raconter l’histoire des sonates et atteindre « l’équilibre de l’âme », mais aussi d’entendre les notes dans sa tête comme s’il écoutait un orchestre, tout en les jouant, une fois installé au clavier, à un « Beethoven imaginaire », entamant une sorte de dialogue fantasmé avec lui. Fazil Say souligne encore à quel point le maître de Bonn était « en quête de la musique qui viendra dans cent ans », lui conférant un caractère universel et révolutionnaire, annonçant Brahms, Wagner, Schumann et les générations suivantes. Il est certain que le pianiste a longuement et intimement mûri sa conception, qu’il lui a imprimée une dimension que l’on pourrait qualifier de philosophique, tout en prenant garde à ne pas donner à ce mot un poids inconsidéré car c’est avant tout un univers acoustique qu’il crée, avec lucidité. Ne conclut-il pas ses réflexions en disant qu’il n’y a pas qu’une seule manière d’interpréter Beethoven et que ce sont ces différences qui « font les délices du compositeur » ? 

Ces considérations émises, on reconnaîtra l’humble passion (les deux termes sont importants) avec laquelle Fazil Say se lance dans l’aventure, pour aboutir à un corpus qui, s’il n’emporte pas une totale adhésion, a le mérite de tenter la réinvention. Une constante se dégage au fil de ces neuf CD : la qualité de la prise de son, fidèle, aérée, palpable comme si le piano était dans la pièce. Cela donne une belle aisance d’écoute, ce qui permet de se rendre compte que Fazil Say aime appuyer certains traits avec l’usage de la pédale. Cela ne doit pas nous faire oublier que cet artiste, « engagé » dans le domaine sociétal ou politique, traduit cette tendance dans son rendu pianistique, avec vigueur. Avant cet enregistrement, effectué en deux blocs au Mozarteum de Salzbourg, l’un en deux sessions en juin et juillet 2018, l’autre en deux phases en avril et mai 2019, Fazil Say avait à son répertoire quatorze sonates de Beethoven dont cinq avaient fait l’objet de gravures antérieures diversement appréciées, les autres étant données lors de récitals. Il a donc fallu apprendre les autres, ce qui permet à l’interprète d’insister sur l’aspect de « source de motivation inépuisable ». C’est cette volonté que l’on partage avec lui, avec un vif intérêt. 

Une particularité : les sonates « à titre » semblent lui convenir mieux que d’autres. On a droit à une superbe Clair de lune à l’atmosphère fantomatique, à une Pathétique enlevée avec un brio saisissant, à une Pastorale aux accents veloutés, à une Waldstein dense et profonde, à une Appassionata tendue et à la tendresse émouvante d’A Thérèse. Très à l’aise dans les premières sonates, dont il souligne avec justesse la dédicace à Haydn, Fazil Say apparaît moins à l’aise dans Les Adieux, plus sévères, plus secs, phénomène qui va se manifester dans la trajectoire vers les cinq dernières partitions, dont le message semble rendre son jeu moins réceptif, des instabilités apparaissant dans l’Opus 101, décharné, dans l’Opus 109 qui manque d’intensité, dans l’Opus 110 dont l’architecture est en recherche de rigueur et dans l’Opus 111 dont la flamme n’est jamais autre que vacillante. Par contre, on s’incline devant une Hammerklavier franche, sensible et aux couleurs nettes.

Cette intégrale va entraîner sans doute des avis divergents en raison de ces irrégularités. Le découpage des CD permet de suivre le processus de recréation : on constate une réussite moins évidente à mesure que la chronologie du massif beethovenien avance. Mais en ce qui nous concerne, nous voulons mettre l’accent sur un séduisant projet qui contient de splendides moments auxquels on reviendra avec plaisir dans l’avenir : ils sont le témoignage d’une vision généreuse, noble reflet de la personnalité d’un virtuose qui est aussi un être d’engagement et de vérité. 

Son : 10  Livret : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 8

Jean Lacroix  

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