Festival de Pâques de Deauville : émulation et élévation

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La 28e édition du Festival de Pâques de Deauville a commencé le samedi 6 avril et se poursuit jusqu’au 27 avril. Les concerts se déroulent à la salle de vente d’enchère de chevaux Arqana, aujourd’hui considérée comme un lieu privilégié d’émulations musicales pour des jeunes musiciens.

Le deuxième week-end est le plus chargé et diversifié de cette 28e édition, de Bach et Telemann jusqu’à Webern. Le vendredi 12, Gabrielle Rubio (traverso), Julien Chauvin (violon), Atsushi Sakai (viole de gambe) et Justin Taylor (clavecin) proposent des sonates de Bach et un quatuor de Telemann. Dans la sonate pour flûte, violon et basse continue en sol majeur BWV 1038 de Bach, la sobriété sonore du traverso et la brillance du violon offrent un contraste saisissant. La virtuosité stupéfiante et le lyrisme intense de la Sonate pour viole de gambe et clavecin en sol mineur BWV 1029 montrent à quel point deux seuls instruments peuvent varier et multiplier les plans et les couleurs. On peut même entendre dans certains passages du finale un petit orchestre, pendant que la sonorité mélodieuse de la viole « navigue » sur les accords flexibles du clavecin. Dans l’« Andante » de la sonate en trio de l’Offrande musicale, nos interprètes font ressortir la modernité de la partition, si bien qu’à un moment donné, on croirait entendre des pages d’opéras qui semblaient provenir de Gluck ! Une telle théâtralité est pleinement explorée par Justin Taylor, qui enchaine des arpèges très virtuoses de l’« Allegro » du Concerto pour orgue en do majeur (BWV 594, d’après le concert pour violon RV 2008 de Vivaldi) au Concerto italien. Dans l’« Andante », le claveciniste « décompose » les accords pour donner une illusion de plusieurs instruments, alors qu’à la main droite, il chante la mélodie avec la fluidité de violon, y compris la tenue des notes longues ! Toujours à la référence au théâtre, dans le Quatuor parisien n° 6 de Telemann, des jeux de réplique et d’imitation entre les quatre instruments, notamment entre le violon et le traverso, sont magnifiquement rendus, avec ce côté espiègle que Julien Chauvin réalise tout aussi visuellement avec ses coups d’archet. Une petite surprise quant à la basse profonde de la viole de gambe doublée par celle du clavecin, qui sonne comme un ensemble de cordes graves. Justin Taylor lance des aigus scintillants au clavier comme des clins d’œil d’une coquette Parisienne. Deux bis de Telemann closent le concert en bonne humeur.

Le samedi 13 avril, le Quatuor Arod et le pianiste Koijro Okada offrent un magistral concert de musique germano-française. Œuvre de maturité, le quatuor en ré majeur op. 76 n° 5 de Haydn est interprété avec grande vigueur, suggérant une lecture qui sort largement d’un cadre du « classicisme ». L’entrain prononcé des mouvements rapides, la sonorité brillante et lisse mais jamais uniforme, des passages en relief, parfois même « accidentés »…, tout est frais, relevant d’une nouvelle approche qui ne se contente pas de suivre une certaine tradition. Ensuite, le 14e quatuor de Beethoven, traversé ici aussi par une fraîcheur inattendue. Des notes que nous n’avons jamais remarquées auparavant résonnent avec affirmation et certains motifs principaux joués presque sans vibrato confèrent une sensation étrange, mais cela ne défigure pas pour autant la partition. Il y a aussi différentes interrogations philosophiques dans les variations du quatrième mouvement, de véritables réflexions sur l’existence qui se poursuivent dans l’« Adagio » après de très beaux gazouillements d’oiseaux du « Presto »… Les sautes d’humeur et les caractères si différents sont admirablement maîtrisés, avec d’ingénieux effets de ruptures ou de silences. Cette fabuleuse interprétation insiste sur les bizarreries beethoveniennes pour mettre en évidence le génie du compositeur ! Dans la deuxième partie, le quintette n° 1 de Fauré est une occasion, pour le pianiste Kojiro Okada, de faire preuve d’une grande élégance, exerçant une fascination incontestée chez l’auditoire. Le Quatuor Arod, très inspiré dans leur dernier disque Ravel-Debussy-Attahir, montre ce soir aussi sa créativité hors pair dans la musique de Fauré. Sa polyphonie si particulière retient constamment notre attention grâce à une prodigieuse gestion de tension (comme dans le reste du programme), dans un crescendo très progressif, notamment dans le final. Un moment sublime récompensé par une ovation plus que nourrie.

Notre week-end s’achève avec un concert viennois, avec des œuvres de Webern, Mozart et Brahms. Le Quatuor Hermès et le pianiste Ismaël Margain sont des habitués du Festival à qui le public réserve toujours un accueil amical. Dans Langsamer Satz de Webern, l’ampleur et le lyrisme font un excellent ménage. Le concerto pour piano n° 13 en do majeur K. 415, donné dans la version avec quatuor à cordes, est certes moins varié dans les couleurs sonores car dépourvue de vents, mais elle n’en est pas moins dotée de charme, notamment pour l’unité compacte et intime. Ismaël Margain modèle son jeu pour bien valoriser cette caractéristique, sans perdre le dynamisme d’un dialogue orchestral. Pour clore le week-end, le quatuor Hermès offre le quatuor n° 2 de Brahms, très large. La beauté du chant dans le mouvement lent succède à la gravité et l’épaisseur du « Quasi minuettto », comme un jeu de clair-obscur. Plus les mouvements avancent et plus les quatre instruments deviennent sonores. À la fin, le premier violon, brillant, se détache des trois autres dans le thème du finale, proposant ainsi un romantisme exacerbé, mais l’harmonie entre les quatre instruments permet de garder les pieds sur terre.

Deauville, Salle Elie de Brignac-Arqana, les 12, 13 et 14 avril 2024 

Photos © Claude Doaré

Victoria Okada

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