Frédéric Chopin et Lukas Geniušas, une rencontre magique

par

Frédéric CHOPIN (1810-1849) : Mazurkas op. 6 n° 3 ; op. 7 n° 3 ; op. 17 n° 1 ; op. 30 n° 4 ; op. 33 n° 1, n° 2 et n° 3 ; op. 63 n° 1, n° 2 et n° 3 ; op. 68 n° 2 ; Sonate pour piano n° 3 op. 58. Lukas Geniušas, piano. 2019. Livret en français, en anglais et en allemand. 52.34. Mirare MIR508.

Auréolé par plusieurs récompenses obtenues dans des concours internationaux, le Russo-lituanien Lukas Geniušas est l’un des pianistes les plus talentueux de la jeune génération. Né à Moscou en 1990 dans une famille de musiciens, il étudie le piano dès ses cinq ans à l’Institut Frédéric-Chopin de sa cité natale, puis au Conservatoire, avec sa grand-mère, Vera Gornostayeva (1929-2015) qui avait l’élève d’Heinrich Neuhaus. En 2010, il est Médaille d’Argent du Concours International Chopin, ex-aequo avec Ingolf Wunder. D’autres récompenses vont marquer son parcours, dont le Premier Prix au German Piano Award de Francfort sur-le-Main en 2012 et la Médaille d’Argent du XVe Concours Tchaïkovski en 2015. Son répertoire est celui d’un artiste curieux aussi bien du baroque et des grands classiques que de pages oubliées, mais aussi de pièces de notre temps. Ce virtuose aux intérêts multiples, dont la musique de chambre, compte déjà à son actif une discographie où l’on relève les noms de Rachmaninov, Brahms, Beethoven ou Prokofiev. Après le 2e Prix obtenu au Concours Chopin de 2010, il avait enregistré le Concerto pour piano n° 1, les Etudes op. 10 et la Sonate n° 3 ; nous retrouvons celle-ci sur une nouveauté Mirare, précédée de onze Mazurkas.

Le dos de la pochette de ce disque enregistré du 20 au 23 septembre 2019 dans la salle Gustav-Mahler de Toblach/Dobbiaco, dans les Dolomites italiennes, résume idéalement le choix : de « brèves plongées dans l’âme chopinienne, imprégnées de la nostalgie de la Pologne ». Une sélection à la fois sensible, poétique, rythmique et pleine de finesse, révélatrice du jardin secret du compositeur, alimenté par de courtes pages composées tout au long d’une vie. Contrairement à la tentation qui consiste à faire du vivace de l’opus 6 n° 3 un exercice rebondissant, Geniusas souligne d’emblée l’articulation et la clarté qui seront les fils conducteurs de ces Mazurkas. Cette sensation se prolonge dans le naturel et la simplicité de l’opus 7 n° 3 dont le pianiste assure les modulations avec chaleur. L’intérêt est si vif à l’audition que l’élan rythmique de l’opus 17 n° 1, si impatient, semble annoncer comme une évidence les trois premières pièces de l’opus 33 et leurs couleurs dépouillées ou valsantes. Tout comme celles qui suivent, les trois de l’opus 63, dernières publiées du vivant de Chopin en 1846, avec leur fragilité, leur infinie tendresse et leur charme poétique si délicat, plus aérien que périssable. La dernière sélectionnée, l’opus 68 n° 2, coule de source dans ce contexte qui n’arrête pas de chanter, comme si les doigts de Geniusas effleuraient les secrets les plus intimes de ce compositeur qu’il sert avec tant de justesse. Il est difficile de cacher son enthousiasme devant cette lecture à la fois émouvante, sobre et généreuse ; il est tout aussi difficile de cacher sa frustration de voir l’artiste se limiter à un cinquième de la production globale de ces Mazurkas si évocatrices pour l’âme de l’auditeur qu’elles caressent si souvent. 

Ces instants, comme la Sonate n° 3 qui les suit, permettent à l’auteur du livret, Claire Delamarche, de se référer à une partie du poème de Marcel Proust paru en 1896 dans Les Plaisirs et les Jours. Nous n’en retiendrons que les trois premiers vers :

Chopin, mer de soupirs, de larmes, de sanglots

Qu’un vol de papillons sans se poser traverse

Jouant sur la tristesse ou dansant sur les flots.

Cette troisième sonate, que Dinu Lipatti avait transformée en un miracle éveillé, a été composée lors de l’été 1844. Ici aussi le chant s’installe de suite, il est magnifié par un lyrisme tout italien qui s’incarne dans une spontanéité raffinée et lumineuse. Lukas Geniušas fait passer des frémissements subtils, dans un contexte d’élégance et presque d’improvisation, mais aussi de confidences fondamentales et de rêves dévoilés. Comment résister à cette sonorité chaleureuse, sans afféterie et sans surcharge ? Comment ne pas partager une exaltation maîtrisée qui ne s’abandonne pas à l’ivresse, mais sait retirer de l’œuvre ce qu’elle a de plus intime ? A cet égard, le Largo est un espace détaché de la réalité tant il est vertigineux de grâce retenue, dans une atmosphère qui n’est pas loin du silence intérieur qu’on laisse s’insinuer en soi comme par le fait d’une magie proche de l’infini. Au fond de soi, là où la vérité vient vous prendre par la main…

Ce CD magique est une grande leçon de piano et de musique. Il nous laisse sans voix, reconnaissant, au bord du mystère. Qu’ajouter à une telle expérience musicale, que le Presto non tanto final de cette superbe Sonate n° 3 vient illuminer de son intensité rayonnante et de son enivrante vitalité? 

Son : 9  Livret : 9  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix 

 

     

 

 

 

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