Jean-Christophe Keck, passion Offenbach 

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Le musicologue et chef d’orchestre Jean-Christophe Keck est le plus grand connaisseur de l’oeuvre d’Offenbach auquel il consacre ses recherches. Il est en charge de la Offenbach Edition Keck (OEK), édition monumentale et critique des oeuvres du compositeur. Confiné dans sa résidence du Briançonnais, il répond à nos questions.  

Vous venez d’initier Offenbach symphonique via une chaîne Youtube. Pouvez-vous nous présenter ce projet ?

Depuis bien longtemps, je rêvais de pouvoir réaliser une intégrale discographique de l’œuvre symphonique d'Offenbach. Mais je manquais de moyens, aucune maison de disques, aucun orchestre argenté, aucun grand mécène ne s'étant intéressé à une pareille entreprise. Bien que, bicentenaire aidant, certains se soient découverts tardivement un intérêt pour la cause offenbachienne. 

Pourquoi l’œuvre symphonique en particulier ? D'abord parce qu'il est plus raisonnable, toujours du point de vue financier, de s'attaquer à cet aspect précis du répertoire du musicien plutôt qu'à son œuvre complète (projet pharaonique et certainement irréalisable sans des moyens colossaux et aussi beaucoup de temps -n'oublions pas que le catalogue d'Offenbach compte plus de 650 œuvres dont une bonne centaine d'ouvrages lyriques). Mais aussi parce qu'on oublie trop souvent quel orchestrateur de génie est l'auteur d'Orphée aux enfers. On vante généralement sa facilité mélodique, son humour musical, son sens de la dramaturgie. Mais pourtant je pense que ne pas être attentif à la délicatesse, la science et l'efficacité de son instrumentation, c’est passer à côté de tout un aspect délicieux de ce grand compositeur. Parallèlement à mon activité éditoriale au sein de la maison Boosey & Hawkes, j'ai toujours cherché à intéresser les maisons de disques, car l'enregistrement des œuvres me parait primordial. Contrairement à la fugacité de la musique "vivante" (heureuse fugacité, parfois...). Mais je dois constater que le catalogue discographique d'Offenbach reste bien maigre comparé aux nombreuses éditions critiques que nous avons publiées ces vingt dernières années. C'est en découvrant les progrès remarquables que vient de faire la MAO (musique assistée par ordinateur) grâce à de nouveaux logiciels équipés d’algorithmes et autre intelligence artificielle que j'ai eu l'idée de lancer ce projet d'intégrale symphonique « électronique », faute de moyens financiers pour faire le même travail avec un véritable orchestre symphonique. 

Loin de moi l'idée de vouloir enregistrer des versions de référence et me substituer à un travail avec un orchestre fait de musiciens en chair et en os, les progrès technologiques étant encore loin de pouvoir prétendre à un tel résultat. Mon but est simplement de constituer une base documentaire permettant à tous ceux qui ne peuvent lire une partition d'orchestre d'accéder à des œuvres parfois inédites, et dans leur orchestration originale. D'ailleurs, toutes ces œuvres font parallèlement l'objet d'éditions traditionnelles disponible dans le cadre de l’Offenbach Edition Keck (OEK), et j'espère pouvoir ainsi aiguiser la curiosité de chefs d'orchestre ou de programmateurs de concerts afin de leur donner envie de présenter ces partitions en public. Il y a fort à faire avec un nombre considérable d'ouvertures, d'intermèdes, de ballets et de pièces symphoniques ou concertantes en tout genre...

L’année 2019 a vu des célébrations mondiales autour d’Offenbach. Est-ce que la vision du public et des programmateurs a pu évoluer au fil de cette année de célébration ?

J’aimerais y croire, mais je crains que tout cela ne soit en partie qu'un feu de paille guidé avant tout par des motifs publicitaires. Je trouve déjà que pour un évènement d'une telle ampleur, on a découvert bien peu d’œuvres rares et préféré programmer une fois de plus les grands tubes, particulièrement en France. L'Allemagne a été plus audacieuse. Il faut dire qu'Offenbach y est aujourd'hui beaucoup plus joué que dans son pays d'adoption. Pourtant y-a-t-il plus français que lui en matière d'esprit musical ? En revanche certains Allemands continuent à voir en Offenbach l’inventeur du French cancan, et Dieu sait si on a eu droit, ça et là, à quelques spectacles d'un goût douteux... Alors personnellement je reste prudent quant aux retombées de ce genre de grand raout musical. Et de toutes manières, je préfère le travail sur la continuité plutôt que ce genre de feu d'artifice médiatique.

Offenbach n’a jamais quitté l’affiche, mais il me semble qu’il y a un regain d’intérêt pour une partie de ces œuvres jusqu’ici négligées ? On pense au Roi Carotte par exemple ? Est-ce que vous partagez cet avis ? 

Nous y avons passablement œuvré, et je le dis sans fausse modestie : nous n'avons pas attendu le bicentenaire. La majorité des grandes redécouvertes offenbachiennes de ces vingt dernières années n'auraient pu exister sans un travail éditorial préliminaire et indispensable. Que ce soit Le Roi Carotte, mais aussi Fantasio, Barkouf, Les Fées du Rhin, La Haine et bien d'autres titres, pour ne citer que quelques évènements français. Tout cela a commencé en 2000 avec le fameux concert von Otter - Minkowski au Châtelet, à l'époque où personne n'y croyait vraiment. Et par bonheur ça ne s'est jamais arrêté...

L’œuvre d’Offenbach est immense, plus de 650 numéros d’opus. Comment se sent un musicologue face à un catalogue aussi vaste. Est-ce que c’est comme gravir l’Everest ? 

Il se sent tout petit évidemment. L'essentiel est de travailler pas à pas, en pensant aux générations futures qui pourront utiliser ce travail, et j’espère apporter aussi quelque pierre à l’édifice avec de nouveaux moyens, de nouvelles découvertes. C'est en tout cas une entreprise dont je ne verrai pas la fin...

Lors de cette saison, la Monnaie de Bruxelles a proposé les Contes d’Hoffmann dans l’édition à laquelle vous avez contribué. Le processus de composition d’Offenbach était un work in progress, avec de nombreux ajouts et modification au fil des répétitions. Est-ce que vous continuez à travailler sur cette œuvre ? Est-ce que des nouvelles sources peuvent encore apparaître ? 

Aujourd'hui, je pense avoir réuni l'ensemble des sources existantes pour réaliser une vraie édition critique et exhaustive des Contes d'Hoffmann. J'ai pu récemment retrouver les manuscrits autographes du prologue et de l'acte d'Olympia que l'on croyait perdus. Et bien d’autres choses qui ne sont pas encore exploitées. Malheureusement force est de constater que l'idée de coédition n'était pas bonne du point de vue musicologique, nos points de vue et méthodes de travail étant souvent trop éloignées. Face à une telle situation, j'avais proposée à notre éditeur de présenter deux versions parallèles : la version Kaye et la version Keck. Aux théâtres ensuite de faire leur choix... Cette idée n'a pas malheureusement pas été retenue, et ce travail reste en suspens. Ce qui est proposé aux théâtres par notre éditeur n'est pas du tout le reflet de mes dernières découvertes. Mais il m'arrive de me dire : "À quoi bon, vu ce qu'en font certains théâtres"...

Dans le catalogue d’Offenbach, on joue au final un infime pourcentage par rapport à ses centaines de partitions. Est-ce qu’il y a une partition peu connue que vous pourriez nous conseiller parce qu’elle est pour vous d’une grande importance dans l’évolution de son œuvre ? 

Il y en a même plusieurs, mais je pense avant tout aux Bergers (1865) où Offenbach présente une synthèse de son art, avec un premier acte traité de façon seria, un deuxième dans un style très "grand siècle" (période qu'il adorait) et un troisième carrément bouffe. Le livret n’est pas moderne puisqu'il traite de la réincarnation... La partition est très jolie. Je pense aussi au grand ballet romantique à la musique ciselée, Le Papillon (1860), qu'on ne connaît que de façon fragmentaire et retouchée. Or, je travaille actuellement sur l'édition de ce chef d’œuvre, d'après des morceaux épars du manuscrit autographe enfin rassemblés. Et en attendant qu'une salle de concert ou une maison de disques s'y intéresse, ce sera un joli projet pour mon intégrale symphonique sur ordinateur.

En parallèle de votre projet Offenbach symphonique, quel est votre prochain gros travail sur ce compositeur ? 

Je travaille actuellement sur deux gros chantiers : Le Voyage dans la lune, pour lequel nous venons de publier plusieurs numéros et pages inédits ; et le magnifique Robinson Crusoé dont je me délecte à chaque nouvelle page sur laquelle je travaille. Quelle partition merveilleuse ! Sans parler de différentes autres éditions en cours, que ce soit de la musique de chambre ou des albums d'airs classés par tessiture, Offenbach romantique. Mais en attendant que la situation sanitaire se débloque, tout cela reste en suspens...

La crise actuelle et la fermeture des salles de concerts et d'opéras a-t-elle des conséquences sur les projets que vous menez ? 

Évidemment ! Outre cette épée de Damoclès qui pèse sur nos têtes, c'est une réelle catastrophe économique pour les maisons d'édition musicales (et théâtrales en particulier) qui ne perçoivent plus aucun revenu sur les spectacles puisqu’ils ont tous été annulés. Et ils risquent encore de l'être pendant quelques temps. Particulièrement en Allemagne où mes éditions sont le plus jouées. Mon éditeur et moi, nous sommes dans le même bateau puisque mon travail est rémunéré exclusivement sur une partie des droits générés lors des représentations. Et à ma connaissance il n'y a pas d'aides gouvernementales pour les musicologues... Je ne sais pas combien de temps cette crise peut durer, mais je ne suis pas très optimiste sur un déblocage rapide de la situation. Sauf miracle... Et je ne sais comment nous ferons pour nous en relever. Ne pouvant en rien agir là-dessus, le mieux est d'attendre en essayant de ne pas trop y penser. Je continue tout de même mon travail éditorial afin d'être prêt le moment venu. Mais surtout, j'en profite pour m'investir à fond dans mon nouveau projet, puisqu’il peut être conduit de façon totalement indépendante, ce dont j'ai toujours rêvé. Être maître de son projet de A à Z, de la recherche quasi archéologique de manuscrits à l'enregistrement et à la diffusion d'une œuvre de mon maître... Depuis ma toute première édition en 1991 (La Vie parisienne à l’Opéra de Lyon), j'ai bien souvent été contrarié par les mauvais traitements que certains metteurs en scène et chefs d'orchestre ont pu faire subir à mes éditions, sans le moindre respect ni pour Offenbach ni pour mon travail. J'en étais presque démotivé... Presque... Alors que là, j'ai retrouvé la flamme de mes vingt ans. Je suis soutenu financièrement par différentes associations, dont celle qui gère mon orchestre haut-alpin, Les Offenbachiades du Briançonnais. Plusieurs musiciens copistes m'assistent afin de pouvoir fournir régulièrement de nouveaux enregistrements. Mon petit label discographique « Orphée 58 » se charge de la distribution. Il n'y a plus qu'à faire... 

Le site de Jean-Christophe Keck : www.jean-christophekeck.com

Le site de l’Offenbach Keck Edition : www.offenbach-edition.com

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot

Crédits photographiques : Isabelle Delfourne

 

 

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