Quatuor Arod: Mathilde est revenue

par

The Mathilde Album. Anton Webern (1883-1945) : Langsamer Satz ; Arnold Schönberg (1874-1951) : Quatuor à cordes N° 2, Op. 10* ; Alexander von Zemlinsky (1871-1942) : Quatuor à cordes N° 2, Op. 15. Quatuor Arod, Elsa Dreisig*.2019-DDD-80’26-Textes de présentation en français, anglais et allemand -Erato 19029542552

De prime abord, le titre qu’arbore ce nouvel enregistrement du Quatuor Arod paraît bien mystérieux : que pourrait bien être ce Mathilde Album? Il suffit de retourner la pochette du cd pour voir que l’on nous offre ici trois oeuvres de la Deuxième Ecole de Vienne (même si Zemlinsky n’en fit pas à proprement parler partie). Pour ceux qui ignoreraient les rapports entre les compositeurs joués ici, l’excellent texte qui accompagne cette parution nous les rappelle. En effet, Zemlinsky fut le professeur de Schönberg avant de devenir son beau-frère, puisque Schönberg épousa en 1901 Mathilde Zemlinsky. Evitant tout sensationnalisme malsain, le livret met en évidence le parallélisme entre la composition du Deuxième Quatuor de Schönberg en 1908 et la découverte par celui-ci durant les vacances d’été de cette même année de la relation que Mathilde entretenait avec le jeune et talentueux peintre Richard Gerstl, protégé du compositeur et ami du couple. Webern -élève de Schönberg- finira par convaincre Mathilde de rejoindre son mari, alors que Gerstl, âgé d’à peine 25 ans, se suicidera dans son atelier. Schönberg dédiera ce Deuxième Quatuor à sa femme.

Le choix de placer ce disque sous le signe de cette troublante et peu commune histoire aurait pu faire craindre que le Quatuor Arod opte ici pour des interprétations marquées au sceau d’un expressionnisme exacerbé ou d’un érotisme morbide et criard.

Or, c’est tout le contraire qui se produit. Tout au long de ce programme au minutage généreux, on ne cesse d’admirer l’intelligence comme la sensibilité d’un ensemble dont les capacités d’analyse et la solidité de la pensée musicale vont de pair avec un fini technique irréprochable, à commencer par une remarquable pureté d’intonation et un parfait équilibre des voix. Qui plus est, le Quatuor Arod a l’intelligence de ne jamais surcharger une musique qui, en d’autres mains, pourrait déboucher sur de fiévreux excès.

Leur tâche est bien sûr plus aisée dans le Langsamer Satz écrit à titre d’exercice par Webern pour son maître Schönberg en 1905. Rien, dans cette page d’un sincère et lyrique romantisme tardif, n’annonce les saisissants aphorismes de la maturité du compositeur. Les Arod abordent l’oeuvre avec une grande souplesse ainsi que la transparence et la légèreté qui conviennent à cette évocation de la nature.

Après cette belle entrée en matière, nous passons à ce qui sera pour la plupart des auditeurs l’attrait principal de cette parution, le Deuxième Quatuor de Schönberg, oeuvre fondatrice de l’atonalité. Ici aussi, l’approche analytique et intelligente (mais heureusement exempte de toute froideur ou sécheresse) de l’ensemble français fait merveille. Ils font du deuxième mouvement -Sehr rasch- un scherzo virevoltant avec quelque chose de curieusement mécanique qui semble annoncer Ligeti. Les interventions de la soprano Elsa Dreisig dans les deux derniers mouvements sont parfaites : maîtrisant aisément les considérables difficultés techniques de sa partie, elle aborde les textes de Stefan George avec aisance et naturel. Sa voix claire est parfaite dans la prière du pèlerin de Litanei, alors qu’une légère retenue émotionnelle rend encore plus enivrant le dernier mouvement Entrückung, où le poète décrit sa volonté de s’arracher du monde ici-bas (Ich fühle luft von anderem planeten : je perçois l’air d’une autre planète) pour atteindre à un niveau supérieur de réalité, une extase mystique et panthéiste rendue ici parfaitement par cette musique enivrante qui s’affranchit de la tonalité avant le postlude qui clôt l’oeuvre dans une atmosphère de sérénité chèrement acquise. 

La révélation de cet enregistrement sera certainement pour nombre de mélomanes le méconnu Deuxième Quatuor de Zemlinsky, où le professeur de Schönberg s’engage hardiment sur les voies ouvertes par son génial élève. L’écriture souvent très dense et agitée de cette oeuvre de vastes dimensions (près de quarante minutes) en cinq mouvements -dont les premier et troisième montrent clairement ce qu’ils doivent au Premier Quatuor de Schönberg- est passionnante de bout en bout. Le Sehr mässig initial est, après un début qui semble sortir du néant, extraordinairement prenant et fait entendre (entre 6’50 et 7’24) un inattendu et serein choral. L’Adagio qui suit est sombre et passionné, et on y retrouve la sensibilité exacerbée post-Tristan si typique du Schönberg de Verklärte Nacht et du Premier Quatuor. Le Schnell central, qui tient lieu de Scherzo, va irrésistiblement de l’avant et fait entendre par moments des espèces de Ländler grinçants et distordus qui doivent beaucoup à Mahler.

Dans les deux derniers mouvements, le Quatuor Arod offre une prestation d’une admirable clarté où intelligence et émotion vont de pair. La formation française adopte ici un son plus chaud tout en veillant à ne pas épaissir inutilement la riche texture harmonique de la musique. Le Langsam final conclut l’oeuvre dans une atmosphère apaisée et de sérénité retrouvée.

Couplage inédit, musique du plus haut intérêt, interprétation de premier ordre, livret particulièrement intéressant, prise de son parfaite : ce disque a tout pour plaire au mélomane curieux et désireux de sortir des sentiers battus.

Son 10 - Livret 10 - Répertoire 10 - Interprétation 10

Patrice Lieberman

 

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