Joaquín Achúcarro ou l’apothéose apollinienne du piano

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Il n’est plus nécessaire de présenter le nom de l’un des monstres du piano au XXe siècle. Sachant que lui-même détestait qu’on le range dans la catégorie de pianiste « espagnol » car ses horizons de répertoire l’ont toujours mené bien plus loin, il faut souligner que son nom serait incontournable si l’on voulait faire le choix d’une « trinité » pianistique hispanique du siècle dernier. Dans laquelle, Achúcarro serait accompagné immanquablement par Alicia de Larrocha, Eduardo del Pueyo, Rosa Sabater, Esteban Sánchez et Rafael Orozco. De là à dire lequel de ces illustres noms ne mériterait pas notre considération la plus haute, il y a un pas impossible à franchir, le lecteur pouvant seul dévoiler ses préférences pour faire de l’aréopage une trilogie sacrée…

Achúcarro, dont la grand-mère était cousine de Grieg, naquit à Bilbao juste avant la guerre civile. Le conservatoire de cette ville regorgeait alors de musiciens intéressants : Víctor de Zubizarreta, organiste et compositeur, élève de Vincent d’Indy, le dirigeait ; Aurelio Castrillo, un pianiste aussi talentueux que victime du redoutable « trac » y enseignait le piano. On cite aussi parmi ses maîtres Carlos de Zubeldía, un visionnaire. Et la ville, malgré l’isolement économique et la censure franquiste, foisonnait de rencontres musicales de premier ordre : sa « Sociedad Filarmónica » faisait venir chaque semaine un grand soliste ou un groupe international de renom, entraînant une espèce de souffle de liberté musicale dans une ambiance culturelle et sociale oppressante. Plus tard, il rejoindra à Madrid José Cubiles, qui avait créé les Nuits dans les jardins d’Espagne, une pièce emblématique du répertoire d’Achúcarro. Il étudia ensuite auprès du grand Guido Agosti et de Walter Gieseking et se distingua lors des concours de Genève ou Marguerite Long, avant de remporter à Liverpool le prix qui lancera définitivement sa carrière. Il avait promis à sa fiancée de l’époque, la merveilleuse pianiste Emma Jiménez, de l’épouser s’il en remportait le prix… et cela dure encore aujourd’hui ! On a toujours souligné la magie de sa sonorité : la question qu’on est en droit de se poser est si nous sommes subjugués par le son en lui-même ou par les subtiles relations que l’artiste établit entre les différentes notes. Il semblerait que la volonté du basque soit de « remplir le son » et son désir de capter cette espèce de « fleuve » basaltique qui sous-tend la musique comme un tréfonds métaphysique. Sir Simon Rattle le formulait ainsi : « Le piano est un instrument de percussion. Certains pianistes extraordinaires, et Joaquín en fait partie, peuvent faire croire que le piano produit un legato et que chaque note naît de la précédente… De cela résulte un son très particulier que peu de pianistes peuvent obtenir et immédiatement reconnaissable » Il y a là aussi un usage particulier de la pédale de résonnance dont il a donné quelques pistes dans les quatre grandes entretiens que France Musique lui a consacrés récemment.

 

À ses presque 91 ans et reconnu mondialement par les meilleurs artistes, la critique et le public, il ne devrait plus prouver grande chose. Et pourtant… le programme qu’il a présenté hier dans le cadre des hommages rendus à son amie de Larrocha, née il y a juste 100 ans, était de la plus haute exigence virtousistique. Je n’avais écouté Achúcarro sur le vif qu’en 1974 à San Sebastián et son programme avait commencé par la même Novellette op 21/1. La fougue y est la même, mais le savoir-faire et l’imagination sonore ont atteint maintenant un degré indescriptible. Lorsqu’il s’approche du piano, sa démarche semble légèrement hésitante. Mais, dès que ses mains survolent le clavier, on dirait celles d’un amant possédant sa bienaimée. Certes, sa précision n’est plus infaillible. Mais quelle clarté dans sa pensée, quel foisonnement de couleurs, quel sens infaillible du rubato le plus juste, le plus expressif et le plus élégant. Et, malgré ce long mûrissement des œuvres, quelle spontanéité dans le phrasé : les Valses nobles et sentimentales de Ravel s’envolent dans de sphères éthérées, les Quejas o la Maja y el Ruiseñor expriment un amour sans fin pour la beauté et la tendresse, les Variations op. 9 de Brahms sur le thème de Clara Wieck/Schumann nous parlent de cette relation aussi ambigüe que fertile, Mompou psalmodie comme le grand seigneur qu’il était, inventeur d’agglomérats sonores d’un alliage de métaux fins. Chopin, enfin, montre le raffinement suprême d’un penseur, certes, mais surtout celui d’un faiseur d’atmosphères enchanteresses et d’un chantre délicat et émouvant. Le public étant ravi, il offrit encore un prélude de Rachmaninov avec son « cantabile » prodigieux. Devant l’insistance, il appela sa chère Emma Jiménez pour offrir, à quatre mains, une version de Xavier Montsalvatge du thème emblématique catalan « El cant dels ocells » que Pau Casals ou Victoria de los Ángeles ont porté par le monde. Cela ne pouvait qu’accroître le délire de ses nombreux inconditionnels : il se produisait dans ce Festival pour la vingt-cinquième fois…

Marguerite Yourcenar mettait ces paroles dans la bouche de son « Alexis » musicien : Je ne suis qu’un exécutant, je me borne à traduire. Mais on ne traduit que son trouble : c’est toujours de soi-même que l’on parle. Achúcarro, lui, il a merveilleusement défini son approche : on n’a jamais fini d’explorer la musique, d’emplir le son de notre vie intérieure. Telle est l’essence de notre métier d’interprète : rendre la beauté du temps/son.

J’écrivais l’an dernier sur l’improbabilité de se retrouver à la petite ville de Vilabertràn avec la trentième édition d’un Festival consacré uniquement au “Lied”. Là tout près, à Torroella de Montgrí, c’est la quarantième session que ce Festival aura dépassé en 2023. Avec un programme tellement ambitieux que l’on peut y retrouver presque un tour complet de la meilleure Europe Musicale actuelle, exception faite de l’opéra. Et cela pour une ville de quelque 12.000 habitants (avec un grand nombre de vacanciers en été, il faut dire) qui s’est payé le luxe de construire un auditorium, l’Espai Ter, aux proportions parfaites et à l’acoustique irréprochable. Et, aux côtés du classique, le Festival accueille aussi une formule « jazz » et une autre participative. Il faut saluer ce genre d’initiatives car elles sont d’une importance capitale pour l’essor de l’Art Musical.

Xavier Rivera

Festival de Torroella de Montgrí, le 13 août 2023

Crédits photographiques : Bernard Martinez

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